Rouben Melik (1921 – 2007) : Le veilleur de pierre
Le Veilleur de pierre
Rouben je viens, mon nom le dit, des autres zones,
Je viens de l'âge haut et clair,
Dans la bouche le goût des citrons et des chairs
Que brûlèrent les amazones,
La lèvre encore acide et le cœur plein des nuits
Plus vieilles que les chevauchées,
Que tous les rochers d'os et de pierres séchées,
Que les racines et les fruits,
Que les soleils plantés dans le déchet des laves,
Sur les frontons des temples morts,
Dans les siècles absents des villes et des ports
Où se figèrent les esclaves,
Où la hache traça par la foudre et l'éclair
Son signe mortel dans l'écorce,
Dans la gorge brûlante acheva le divorce
Du bois, de la pierre et du fer,
Où le feu limita le cercle de son règne
À n'être plus qu'un élément :
L'indispensable accord des astres et du vent
Pris dans le filet d'une araigne,
Je viens, mon nom le dit, des sources, des torrents
Et des antiques porteurs d'arbres
Qu'une 'épaule a roulés depuis le temps des marbres
Jusqu'aux fleuves des occidents,
Jusqu'à la mer sanglante où la lune se couche
Derrière l'épaisseur d'un mur,
Mon nom le dit, je viens des morceaux d'astres durs
Longtemps brisés dans d'âpres bouches,
Que le gel a tordus dans le plomb des vitraux
Où la lumière se divise,
Où tombe en sa poussière une pierre surprise
À la naissance des coraux,
La pierre, longuement, mortellement vivante
Dans son noyau qui éclata,
Ce cœur d'une statue au milieu des deltas
Que le premier feu épouvante.
Rugissait de terreur l'univers animal
Et les volcans séchaient les plantes,
La terre noircissait dans son orbite lente
La fusion de son métal.
La montagne atteignit l'envergure d'un aigle,
Brisa en deux son unité,
Arrêta le soleil à son levant d'été
Pour le fixer entre ses règles.
Je viens de longue marche à travers l'océan
Avant que l'eau ne s'en empare
Où les poissons rampaient dans le plat d'une mare
Et déployaient des bras géants.
La terre était de terre ainsi qu'il faut solide
Pour porter la lourdeur du poids
Des corps multipliés émergeant de la poix
De leurs premiers pas invalides.
Les chevaux couronnaient du volant de leurs crins
La coloration des plaines
Et les monstres déchus enfouissaient leur haleine
Dans les espaces sous-marins.
Ce qui brûla, mon nom le dit, dans les poitrines
Était le battement d'un cœur
Qu'une semence fit comme un secret flotteur
Battre avec l'aube des salines,
Ce cœur pris dans la pierre et par le feu frappé,
Ces os déchirés par la moelle,
Cette chair arrachée aux morsures des squales,
La peau lente comme un drapé.
Quel mystère s'annonce avec son poids d'années
Comme un grain du soleil central
Sur la terre jeté dans le van sidéral
Où s'accomplit la destinée?
La balance liquide où s'abîme le ciel
Dans la seule de ses demeures
Où le jour et la nuit 'égalisent leurs heures
Pour le mûrissement du miel,
La ruche patiente où des sortes d'abeilles
Ont respiré toutes les fleurs
Avant que les saisons n'en fixent les couleurs
Et n'en décorent les corbeilles
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Le Veilleur de pierre
Pierre Jean Oswald éditeur, 1961
Du même auteur :
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