Jacques Roubaud (1932 - 2024) : ∈ (1.0 – 1.2)
∈
(1.0 – 1.2)
1.0 Disposition
Ce paragraphe comporte vingt-neuf sonnets en prose, composant
deux sonnets de sonnets suivis d’un pion isolé : ces deux sonnets
sont séparés par un pion noir, les quatrains et tercets de chaque
sonnet de sonnets par des pions blancs.
1.1 Premier sonnet
1.1.1 o [GO 115]
Je ne vois plus le soleil ni l’eau ni l’herbe m’étant emprisonné
où nul matin n’a de domaine si dans le cube pur de la nuit je
distingue d’autres branchages que sur l’arche des pensées je les
chasse je les cache
n’ont de place que les lampes la division du clair au sombre au
devant de moi coupant le visible le peu de monde matérielle-
ment étendu à plat oui devant moi accessible partout à mes
mains
car tous objets d’ici disparus j’ai suscité soleil pour soleil eau
pour eau j’ai fait traverser des monceaux d’opaque à des soleil-
lements d’ailleurs o soleils en qui j’ai confiance
à quel point vous êtes moi je peux vois montrer à tous dire
couleur des bois orange dire rouge et être cru soleils réveillés
sur ma langue soleils alentour-averses
1.1.2 . [GO 115]
Je vis sans hivers sans lieux nul lieu nul temps n’est plus qu’un
autre j’ai cessé d’entendre le bruit que fait l’eau aujourd’hui je
ne dis pas le monde est bain de fiel je ne dis pas voici des yeux
et des merveilles je suis soir et neutre
Le sentier amour n’a pas été poursuivi le temps collectif n’est
qu’un savoir et je le sais la forme lourde qui m’enserre mais sur
le blanc qui se présente je n’écris pas je trouve peu je prends
peu dans le blanc des villes je me trappe
s’il y a toujours des voyages dont on ne revient pas semblable
une fontaine non de sagesse mais de signes peut-être est-ce le
lieu seulement où je tends
qui ne vise pas le futur la pierre le pactole ni le jeu des arbres
ni celui des membres des bateaux qui vis sans ciel qui vis sans
froid questionnant où dites-moi où serai-je
1.1.3 o [GO 133]
J’appartiens au nerf des rues aux murènes aux hiéroglyphes
à l’écorce de l’automne au babillage des métaux au don de soi à
l’avarice à la grandeur petitement certes modérément à contre-
sens ( pour des siècles minutes heures pour rien pour un point
jaune dans le clair)
le tout-soleil le feu rond la bave du bleu le buccin le magasin
d’os le bois doré l’épagneul ou le chardon le narval je suis je
suis aussi le tard qui endort ses mouches ou la version des
étoiles pas plus nouvelle cependant pas plus sûre
je suis passé par là je sais je vous crois j’appartiens à un temps
où tout commence le vide le plasma le calcul le vivant
comment pensais je on ne déchiffre pas encore le morse des
montagnes
on ne sait pas déduire avec les spores ! il y avait des fenêtres
qui se fermaient un bruit des voitures des querelles un bruit de
courses en ce temps je n’avais pas aboli l’immédiat
1.1.4 . [GO 117]
J’appartiens au doigt qui frappe le la à la trame au manteau à
l’assiette de miel au mocassin à la fourrure du bourdon j’appar-
tiens au voyant bleu de la fenêtre
j’appartiens à tout non pas hier au feu demain à l’ongle à tout
simultanément j’ai ce pouvoir qui n’est pas ce que je peux non
ce que je suis j’appartiens
comment disais-je il y a des cendres que je ne suis pas des roues
que je n’ai pas tournées des carrés où je n’ai pas été angle
comment disais-je il y a des yeux par lesquels je n’ai pas vu des
foules sans moi se sont jetées sur des pierres des vérités sans moi
ont trouvé le bout de leur chaîne
1.1.5 o
blanc
1.1.6 . [GO 135]
j’ai chassé la première la rose qui plafonne dans les jardins
tessonnés des villas par le mai qui s’embarque sur le fil du loir et
je suis devenu étanche séparé la couleur verte s’est fondue dans
la couleur rouge j’ai chassé le roux le bourgeonnement bourdon
des marronniers
j’ai mutilé la trame serrée des choses j’ai renversé les statues
verdoyantes de l’an que le temps soit sans repères que rien
n’indique ni sel dans l’air ni ciel liège ni boutiques décorées
j’ai tracé la frontière au cercle épais de la lampe
j’ai bâillonné la joie avec la mort j’ai encapuchonné non les objets
mais leur vue qu’il n’y ait plus à voir caché qu’il n’y ait rien
désirer voir j’ai condamné jusqu’à l’idée de sons
je m’étais donné cette tâche arracher les peaux mortes du pré-
sent j’ai voulu être libre de ne plus voir j’ai voulu prendre
distance surveiller tenir loin devenir loin être ordre être
calme devenu
1.1.7 o [GO 119]
je suis un crabe ponctuel je suis un courrier sans évènement mon
champ est vide pur balayé de la moindre étoile j ’ai voilé de
velours la masse bombée de l’œil cet instrument ne détaillera
plus que ses poussières
je ne risque pas de silences je n’oppose que des paroles plates
comme des vitres que les pluies rincent et j’ai du goût pour le
soir j’ai de l’indulgence pour l’aube il n’y a rien jamais à lire
dans ma main
en comptant des grains de riz sur une table de cuisine j’ai assuré
ma sainteté une vie de perfection contemple mille fois la même
fontaine qui se brise
à partir de moi le temps se discipline comment disais-je il y a
encore une rivière sensible au froid une île avec des lacs et des
aborigènes comment
1.1.8 . [GO 137]
abri des signes constructions comme un arbre abstrait qui se
ramifie chaque branche frottant son nom son dessin plutôt qui
la nomme ramille substituable où prendra place cette forme
qu’il faut dire ( ainsi : le Nom que tu Verbe un autre le Verbe)
(ainsi : and bettyandisbel come dancing) constructions où les
temps éloignés se fondent les sens s’échangent où les veines
peut-être s’emplissent d’outremer et le verrier tue-tête le soc
juin (ce sont des phrases) constructions qui gèlent vite
grange des signes méthodes manières héritées non (o faux
terre-neuvas) et certains n’édictent que des règles et d’autres
n’importe leurs assiettes leurs femmes leurs timbres-poste leurs
souliers
ce serait simple si la borne emprisonnait l’espace tant qu’il
faut si les rapports étaient donnés par succession par position
quand surgissent trop de réponses dans les distances (et le
remords d’une voyelle sombre)
1.1.9 o [GO 121]
chaque mot avoue ton nom où tu ne voulais donner que la tache
abstraite unique quelque chose est apparu dans tes construc-
tions une signature gribouille sur tes ordres les plus purs
chaque mot que filtre une vision pauvre comme toujours si
coulait la même couleur qu’en vain complique l’extérieur de la
même seule substance et répète plus faible la même note avare-
ment
avoue sans espérance d’illuminer sinon par erreur la moindre
part de ce qui fut cœur à ces mots ce pourquoi ils furent assem-
blés chargés commis
traces si vous voulez du monde qui t’emporta détournées ne
sont plus signifiant le monde mais un rite à peine une absence
une fièvre
1.1.10 .
blanc
1.1.11 o [GO 127]
tu trouveras ton bien dans les plus éloignés des mots trésor
protégé des oies au jabot rouge c’est le minerai qui n’est pas
à ciel ouvert c’est l’union des usages contraires de la parole
d’autres s’hébergeront dans les planètes davantage ou dans
l’ment minuscule ping-pong du sub-atome (il y a des pâtu-
rages de toutes les saveurs pour des bouches exercées à l’avenir
mais les mots pour toi sont le sel et le jeu avec quoi l’on déduit
les phrases qui sécheront avec quoi l’on brûle jusqu’aux enfances
la drogue double qui détient double paradis celui comme une
pierre sous l’écorce et celui comme un dessin sur le sol
1.1.12 . [GO 141]
dans cette langue on ne sait pas dire prairie neige est un vocable
qui ne va plus sur deux jambes ni ronce sur la face toujours
tournée du chant mûre métaux font muet voisinage
dans cette langue le mensonge perd son foin des arbres marchent
véritablement sur le ciel la lanterne rétrograde vers l’audible
époque des toits pointus des arlequins
donnez moi des couleurs plus pures dans cette langue comme
des ondes qui désagrègent même le roc donnez-moi du neuf
de la vitesse dans cette langue
donnez moi votre aide sur le sable je me traîne je ne pourrai
jamais pousser le temps donnez-moi des siècles dans cette langue
1.1.13 o [GO 139]
donnez moi des ondes porteuses du passé des tubes si fins qu’ils
aspirent les moins extricables des moments (ô escalade chroma-
tique du souvenir) donnez moi des toiles mouvantes des films
fourrures des pinceaux de photons des caractères goûts donnez
moi des graphies jamais employées
donnez moi de disposer sans fin du même voyage de l’œil sur
une chevelure qui tombe mettez moi à l’intérieur du noyau
courroucé du soleil donnez moi une flamme et l’infini (têtes
d’épingle de la sphère)
laissez moi trancher dans le monde d’un homme comme un
scalpel terrorise un tissu laissez moi trouver le défaut de neige
de l’hiver je ne demande qu’un dé d’hier pour le mettre à votre
doigt
ne me donnez pas le vin s’il ne se peut mais un hublot une
lunette par où j’aille vienne dans sa couleur par où je lise sa
genèse donnez moi vite car je n’ai qu’
1.1.14 .
blanc reste blanc
1.1.15 o [GO 123]
un vêtement de jours brièvement au regard des jours sans
compte que je brasse comme une roue qui fait retour dans son
puits revient gorgée d’eaux vertes
quelques rames de jours juste suffisamment pour épuiser je ne
sais pas la matière d’un printemps le bruit d’un sable papier une
syntaxe de calcul
pour délimiter une fois l’année exacte d’un escargot sur une
vitre d’un mur déchiré sous une abeille
une étoffe de jours jetée sur des yeux qui ne sauraient voir qui
n’ont plus besoin de la vue clairvoyante en deçà
1.1.16 . [GO 125]
combien de poignées de neige jetions nous sur les fleurs grises
les pivoines de fumées alors en jouant combien sur les remparts
dans les sentiers couverts de liège combien de neiges terriennes
jetions nous sur les buissons osselets la prunelle la ronce la
réglisse de houx
savions nous combien peu durerait le manteau de neiges dans
les vignes les manches sous les ronces noires ou crevées dans
l’aire aux barbes des épis combien peu de neiges nouvelles
fondraient à des anneaux de fer ou sur la brique du foyer sur
l’artère assombrie des braises
la neige était précieuse amande rare et tendre peu de jours de
peu même pas toutes les années ah garde vif le goût de neige
quand il faisait tomber le vent sur le parchemin des sous-bois le
golfe inverse des corneilles
quand nous éprouvions qu’il n’est que quelques neiges capables
d’un creux dans la mémoire capables d’éblouissantes fougères
fraîches sur une vitre qu’une bouche à l’aube couvre de buées
1.1.17 o [GO 129]
il y avait des jours joyaux placés rarement dans les années une
suite chantante extraite de la suite sans timbre des jours jours
de marrons et jours d’ours jours de feux diversement séparés
jalonnant éclairant la durée d’ombre
un arbre présidait à l’équilibre des richesses ses feuilles s’avan-
çaient sur d’invisibles distances de temps du vert au brun un
rythme voilé saisissable par le sang seulement par vue diffuse
par quelque chose comme l’ubiquité des sens
la course était encore longue du ciel dans le ciel où dressaient
vents nomades des tentes claires puis sombres et plus longue
plus lente était la montée des jours marqués
comme si la vie glissante avait voulu se retenir ajouter sa signa-
ture à l’alternance naturelle creuser le duvet de l’enfance ras-
surer mettre lumière
1.2 .
noir
∈ ,
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
« Lettre à Maria Gisborne » (05/12/2015)
Un jour de juin (05/12/2017)
∈ (1.3 – 1.4) (05/12/2018)
∈ (2.1 – 2.1.2) (05/12/2019)
Tombeaux de Pétrarque (05/12/2020)
∈ (2.1.3 – 2.1.4) (05/12/2021)
Poème commençant : « l’Arbre le temps... (05/12/2022)