Jacques Roubaud (1932 -) : ∈ (2.1.3 – 2.1.4)
∈
(2.1.3 – 2.1.4)
2.1.3 Forêt
entassement de la mer... l’étrave du seigle
dans le gris... klee vous connaîtrez mille soleils...
c’était la beauté... enfant sur le perron
blue-perfect mystère et mélancolie d’une rue
chirico
montagnes châtaignes champ de colza
soleil bruit...
entassements de la mer... . [GO 35]
entassements de la mer au pelage de mercure
la moutarde sous l’œil rose et les crachats d’huile verte
quel schiste portuaire flaire un iceberg de pierre blonde
si loin derrière toi la mer bombée comptoir inerte
suceur du soleil d’un babil d’air vert-de-gris inonde
d’une volubilité de lac rais et miettes pures
le creux où tu roules dans la durée coagulée
crypte des vagues contre la terre méconnaissable
piquée du- caviar rose des baigneurs langue engluée
avec ses villas bouche bée happant l’hameçon de sable
route postale des buées
dans le gris... o
dans le gris musical en quelque Lerne
..........................................................
c’était la beauté... . [GO 37]
c’était la beauté traversière et son quadrige de cavales
avec sa cape d’aquarium vert ses gemmes de nuit groseille
genoux aux fourmilières d’astres lampant ce nestlé des mondes
c’était la beauté dans la sentine autrefois pavé vantail
sur des hectares volute phosphore de pluies nouvelles
la beauté du bétel de poudres lavées dans le van des landes
beauté sur moi d’oliviers soirs comme un sirocco dans la gorge
tombe la censure du soir comme un sac de buses de fonte
toute beauté du jour est dans un sarcophage avec ma honte
c’était la grande beauté brûlée son goût de miel orange et d’orge
la beauté rouge de rencontres
l’étrave du seigle... o [GO 36]
l’étrave du seigle est dans le ciel des courlis
ne vois-tu pas les pustules des taupes sur
ta coque terre ! je viens en hardes de mil
en odeur de miel coagulée d’un fenil
vers l’anse de coquelicots drapeau blessure
là je navigue tigre des haies l’embellie
te renverse givre des prunelles miaulant
plus loin de tes ronces je me guide à l’étoile
la naine jaune des blés dans l’été étale
enfin je m’enlise aux nuages cerfs-volants
or lacéré de voiles
vous connaîtrez... o [GO 105]
vous connaîtrez mille soleils à l’imminence du bleu d’arbre
l’autan de mai dans sa carlingue franchira la neige étroite
tournoiement de socs vacarme râpé bruit bruit sans oreilles
la moitié naissante du temps vous accueillera dans son œil
toujours noir vert toujours (les fusées des oiseaux couleurs éclatent)
(sur l’eau dorée fumée sur l’eau) sur le printemps qui suit son ordre
et vous demeurerez vivre mais transparents à la durée
sur le manteau de la colline parmi villes et légumes
un peu moins innocents un peu plus cernés dessinés murés
ici dans l’herbe perdus comme je fus (j’attendais que tu m’
entendes monde monde à l’arrêt !)
enfant sur le perron... . [GO 89]
chaque lumière en place marque un peu la nuit
- relief fenêtres qui se situent dans le bien
profond noir – rien sinon ces signes de l’espèce
- des accès au jaune précieux plein une pui-
sante odeur de rouge d’humain – mais ailleurs rien
pas arbre pas gravier pas monde rien qui cesse
{balance
menace l’épais annihilé
{commence
{îles
le noir baigne des (la plus jaune au coeur
{armes ?
bien haut d’un homme) tout ronds les yeux sans ciller
appréhendent : la nature ? (impalpable sœur
si autre qu’il n’est de clé)
o
tableau de Paul Klee
mystère et mélancolie d’une rue .
tableau de Giorgio de Chirico
o [GO 74]
La première ombre est celle des piliers
et la deuxième est l’ombre des cieux verts
la troisième ombre est soleil ocre hanches
de la bâtisse aux quinze voûtes blanche
puis dans l’ombre de l’ombre l’escalier
tombe l’ombre de l’ombre qui vient vers
sur tout est l’Ombre qui est par l’état
du monde sur le soleil sur tant d’ombre
plus noire que carré aveugle arcade
derrière l’ombre première plus sombre
et rien ne vous garde
blue-perfect . [GO 83]
Je siffle dégrise des grives à bruire
sur la rouille et pain jaune les clous du sombre
(cyprès) je décèle le soleil d’éponges
j’ai toute puissance en ce matin de mai
les étoiles se dissolvent dans l’orange
les corneilles dans les vignes en grand nombre
ah maîtres mots des paysages selon
mes hivers à la gelée des oliviers
battez images ! le ciel s’était mouillé
de bleu avec le blanc d’un grêlon oursons :
nuages éloignés
montagne châtaignes o
du drain doré la lumière en coqs en heaumes
vers le dessous vers les bogues l’arôme des ronces
l’humide au gosier de moselle la châtaigneraie
descendant jusqu’à ce tournant en gentianes. Un saut dans les
feuilles comme on mâche
et nous verrons le val des narcisses avec comme deux boîtes
rouges et la théière des brumes et le parfum attendu de parcs
et de neiges
champ de colza . [GO 90]
tous les cris du monde : les salves d’oiseaux
les rires un moteur peinant vers les collines étaient
au-delà du rideau d’arbres je m’allongeai
je voyais venir l’ombre à plat ventre sur les
racines les trèfles la tête roulée dans le soleil
je vis l’ombre satisfaite mesurer le champ de colza l’étreindre
et du sentier mourir sur moi qui demeurai longtemps
brûlant du soleil de l’après-midi lourde à mes tempes
battait la solitude épaisse le temps avait quitté mes mains
toujours j’étais toujours plus loin de mes retours et je marchai
en aveugle à la suite de mes soleils
soleil bruit... o
soleil bruit soleil chaud
mains autour de nos cous
nous vivons contre ton mur
et nous t’aimons assis
seuls et fermant les yeux
les pieds dans tes eaux blanches
on voit or et violet
on devient bourdonnant
de la fumée des voix
et ce ne pourrait être mieux
s’il n’y avait aussi la soir
et l’absence armée et la mort
2.1.4. Cité
viens, viens...
endimanchés... suites pour violoncelle seul
Dans les années pauvres Libération de Lyon
nuit neiges
un matin de mai ni lieu
L’après midi géant... des nuages
Place Davila pourquoi recueillir
Sur la route de Fontfroide église de pins...
sur la route de Fontfroide . [GO 5]
Quelque embrasure des orages
dans le ciel travesti tout bas
attendait le vin qui s’ajoure
et le cyprès de ces parages
attendait l’or des alentours
la plaine où le vent se dissipe
sur des roseaux pipeaux et nippes
sifflement du berceau des bois
attendaient des bourgs et des chaumes
attendaient des cuisses de paille
des dos de couleurs ou d’arômes
et que du crin des noirs émerge
comme boulet dans la bataille
rougement le soleil de forge
soleil bruit... o [GO 7]
Sur la place vivait
où ? Prudent qu’emportèrent
vers les pommes de terre ( ?)
ses dieux moi j’esquivais
les grands tambours crevés
(car vingt vents les heurtèrent)
plume ! un hiver de guerre
où, vaguant je rêvais
dissipant buissonneur
plus aux ronciers qu’aux heures
plus qu’aux bancs aux prunelles !
le ciel vélin vola
vers tes murs de cannelle
ô place Davila !
l’après-midi géant... . [GO 13]
l’après-midi géant plein jour à sa césure
d’huile d’ombre apaisée dans le bief aux lavandes
frappait du tympanon des cigales provende
de houblons et murailles rousses sous les mûres
dans les silex l’après-midi myriade quai
calquant le fleuve ici reposante émeraude
envahie frappait les tours d’ardoise chaude
sous les tours figuiers gris et lavoirs aux baquets
d’encre savonneuse de fraîcheur libellules
des poings de soleil et crayonnés de silence
en résonnant des passages de la chaleur
attendaient les oranges du déclin : soir nul
soufflé dans la fournaise blanche épée intense
avec ces jardins çà et là criant de fleurs
un matin de mai o
les abricotiers roux ! ils délayaient la pluie !
tout remonte à la sagesse tiède de mai
....................................................................
nuit . [GO 15]
les raisins s’écrasaient sur la route bleue
grappes guêpes et froissées sous les pieds nus
contre le soir de groseille qui venue
qui ? la nuit jaillissante et son bec de freux
m’attendait sous les cyprès de la colline
éclaboussée de sang violet aux genoux
qui ? la nuit de côté rouge dans le cou
la nuit salivait à la hanche des vignes
elle me couchait sur son cœur battant noir
moi la bouche emportée du piment des courses
elle m’allongeait jonc sur ses reins de nard
et me griffait de ses givres de ses ourses
les lumières montaient avec mille points
rouges dans mes yeux vert insoluble loin !
Dans les années pauvres. o [GO 27]
Ozone intime à tant d’oiseaux amerrissant
geste des peupliers, baies, petites poitrines
de buisson rouge, paix, collines, dépassant
dans l’horizon illustré, la roseur marine
j’ai grandi dans ce gris crevassé, dans ces vignes
en des jours pavillons aux antennes de sang
le chemin sent les thyms, le miel, le chemin sent
la rose arrêtée au vert plus noir, l’œillet ruine
et c’était au début de mes années de faim
en ce temps mansardé, lézardé, buté, froid
entaille de l’hiver fiel, corbeaux et noroîts !
endimanchés : ... . [GO 31]
endimanchés : des nains jaunes, des iroquois
(les hirondelles esquissent dans la prairie
douce la bouche du ruisseau les oies le linge
sur les haies, encarté dans le vent, bras blancs, quoi
de plus naturel dans la cour des métairies
ce carreau d’œillets que la fermière néglige)
eux, plus tard, marchaient, petits, quand la nuit s’élance
aux lumières poreuses du soir, soutenus
dans les allées singulières (orgues, balances)
par des arbres frottant leur cœur, canifs moussus
tiède écorce silence
viens, viens... o [GO 33]
viens, viens, sorbier doux, marron d’averse
et vous glycines, clef de Fontfroide
je tends les mains : ne suis-je pas le
même j’attendrai que se renverse
la proue de brindilles puis d’étoiles
je guetterai sous les lilas pâles
le pin pluie, la lumière écureuil
grignotant son automne, rousse
et quand la nuit imbibe la mousse
j’écouterai le grenier des feuilles
où le bois tousse
église des pins : ... . [GO 39]
église des pins des grillons bancs de l’anis
quand je dormais coulait bas la lune attenante
je vois toutes les buées où j’écrivis du doigt
au carreau, je veux que ce soit janvier, jaunissent
des yeux rosés de la lumière lancinante
les murs de craie et les jardins cillant de froid
je saluais les tempes minces de la montagne
une crête de neige tendait ses antennes
fraîcheur invisible remuée en fontaines
j’étais en Paradis, ah, j’étais en Cocagne
seule, l’eau, incertaine...
pourquoi recueillir o [GO 61]
pourquoi recueillir la fraîcheur dans ce café
on voit le tilleul, l’oreille porte-cerises
joie, seulement ; les draps d’une encre rose ou grise
reviens, le bourdon freine vers l’arbre parfait
voici le manteau de louve le vent le sabot
la mousse sombre du verre : ton secret fade
ô neige brune rougeoyante cassonade
coude nu sur le vernis vert et chien corbeau
les gouttes rusent dans la tendresse des paumes
par tout l’espace de vin noir adieu rue jaune
à gauche !
voici le mutisme de l’orage ;
le soir place ; le terreau rouge éclaboussé ;
adieu matière des rumeurs à verte Image
garrot du vent et chaise vide repoussée
des nuages ... . [GO 58]
des nuages glissaient grappes de fer
sur le sol fuyant et haut
en ce pays le vent est blanc à son effort
brillent le silex l’olivier
le temps s’est répandu comme le temps
fait simulacre des eaux
j’ai oublié l’enfance close dérivant
sous le ciel aux sombres manteaux
ce qui sortait de charbons verts je ne sais plus
oiseaux immodérément
vers le champ rouge joue encore plue
en un mois d’ardoise et de cendre
tout était dit
l’un de nous mort et les vents dessaisis
ni lieu o [GO 91]
la neige on la grillait avec les buis
buvant la forêt grossière hivernale
un pas de chevaux agaçait la craie
chacun avait ses repères : en lui
vivait la matière nue des étoiles
les vignes les lézards froids-verts les haies
les jours se dispersèrent en riant
les fumées s’étouffèrent dans les villes
les pistes se brouillèrent le grillon
l’olivier furent des trappes des grilles
dans le blanc hurlant
neige . [GO 93]
il y avait les copeaux une dalle rouge
le gris d’hiver crevé au poinçon de la neige
le bec nocturne des étoiles va, le vent
compte les cailloux comme fèves monte rage
dans la poussière de chêne les couloirs d’orge
il y avait le noir ovale dans l’auvent
vrai noir l’œil chargeait la nuit de signes de sortes
de feux rapides : ne répondait qu’une branche
grattant son mur son loin d’étain sa neige morte
plate sentant la fumée haute bleue aux hanches
des années ! (courtes courtes)
Libération de Lyon o [GO 97]
germes de journées dont bien peu poindront
à l’encontre des morts déversés là
si blessent les bleus ternis cesse la
musique des eaux que les bois voudront
alors manquera (le chaud ou le rond ?)
(fourmis des lumières rire au delà
du marc hivernal ) aux Saint-Nicolas
les enfances que buis ne sauveront
Mais ici chantait de trams ou traboules
octobre dans tes muscles verts ô rhône
tilleuls noircissant ou marronniers sous le
carreau noyé d’encre l’ampoule jaune
cette odeur d’horloge de boiseries
dans la ville vigne à l’armée des gris
Suites pour violoncelle seul . [GO 116]
la voix qui s’arrachait de la poix du temps
non pas voix mais ligne projets de distances
qu’il fallait prendre en aveugle d’un seul sens
à travers les exemples d’air chuchotant
disait sans mots disait sur les blancs du jour
sur les noires de la nuit montant encore
et tout d’elle-même caveau et flore
disait la voix frileuse des âges gourds
tombe disait tombe dans mon cœur bruyant
glisse dessous la ténèbre os de duvet
jacques résine glisse glisse criant
et j’étais comme du soir qu’elle buvait
la voix arrière la voix longue la sce
llée la sombre et signe où je m’enfouissais
........................................................................
∈ ,
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
« Lettre à Maria Gisborne » (05/12/2015)
∈ (1.0 – 1.2) (05/12/2016)
Un jour de juin (05/12/2017)
∈ (1.3 – 1.4) (05/12/2018)
∈ (2.1 – 2.1.2) (05/12/2019)
Tombeaux de Pétrarque (05/12/2020)
Poème commençant : « l’Arbre le temps... (05/12/2022)