Edouard Glissant (1928 – 2011) : L’œil dérobé
L’œil dérobé
à Jean-Jacques Lebel,
nilotique
PRESENTATION
Le Nil, fleuve du temps. Leçon du temple de Kom-Ombo, où
estime au mieux cette chirurgie calée dans la pierre, désignant
ses instruments et son rituel, qui servit à restituer au dieu Horus
son œil, non moins rituellement énucléé par un autre dieu. Images
de l’œil qui marche, ou qui verse un pleur en sillage. Le langage
de l’eau n’est perçu qu’en écho, dru comme feuille d’étain. Les
cartouches de pierre livrent leur matière secrète. Les relents des
mots, que le visiteur recueille ou profère, s’entassent en réels
lointains : C’est l’acoma, l’arbre de majesté de la forêt tropicale ;
ou c’est laghia, danse antillaise en forme de combat, qui révèle
l’accord et l’écart. Les deux langages s’évadent l’un de l’autre,
l’un deviné en cette navigation, l’autre qui naît à peine à l’ordre
du poème. Une écluse sans eau bloque à vif la dérive vers le Delta.
Mais dans l’assomption des nouvelles du monde, les deux paysages,
le nilotique et l’insulaire au loin, se touchent et se comprennent.
Ichneumon et Laoka s’accordent à nouveau, pour célébrer le
regard recomposé du dieu.
Les nouvelles de Lune n’ont pas enfreint les hypostyles
et la poussière de nos pieds à peine empreint le sable…
Au détour du vent ce ressaut d’aller !
Fougère enfoulée de cris, paraissant et mourant…
Un esprit s’acharne à sa voile qui se dérobe,
un homme accroupi purifie ses mains en un geste d’imploration,
- le fleuve songe, ses chemins nous hèlent dans le passage
« Mon corps aimé mon corps aimé », dicte la lune à son ombre
ballée de bleu,
« donnez que le pèlerin se nourrisse de feu en oblique »,
le poème a bridé les chairs
hier allouées en cru nilique
et qui portaient limon au cœur.
L’œil dérobé vient à méfait !
Le laps des ans nous a paru d’éternité,
il n’est tant de mots qu’amas dénudé, fol.
La déclive des mots glisse si simple qu’en la houlure des
palmiers,
une eau à quoi nous ne goûtons, et nous l’épuisons toute,
par la soif qui en nous dérobe ses tombes,
par l’aile avide des ibis, et par la salure des voiles…
Et des mille de dieux vagabondent pour nous au monde,
quand l’eau des rives monte à peine,
à peine descend dans l’enfance…
Fut dit l’ibis. Viennent là-bas les oiseaux bleus d’Assouan !
Furent dits ces Nils, où nos bagages gréent des sébiles de sable…
Au chemin qui navigue est un clos où des rus s’enlacent,
l’esprit qui veille est un danseur, soûl de ses mains lassées.
Les nouvelles du monde à l’infini ont frappé la pierre !
Passé la puissante colonne, leur lumière a loué nos fronts
posant l’abeille-aux-pattes-liquides sur le roseau désenlacé.
Ce langage qui fume, ici nous y passons, comme l’acier rauque
est noyé d’échos !
Comme l’écho chevauche le rai métallique et qui tremble.
- L’arbre trahi couvre d’un miel sa racine
Ainsi le jet à la distance rallie la roche…
En feux de bronze il flaire sur l’eau, désigne la halte
nous reposons dans l’immobilité du fruit, nous balbutions
une enfant nous visite, les joues noires d’une supplication
inlassée.
« Mon corps aimé mon corps aimé », soupire l’aube de
la barque, « enseigne-leur
l’encens du mimosa, l’odeur d’encre », la lance d’un regard
fichée
au feu d’un potier boiteux.
Maintenant c’est la nuit, l’étape a posé sa ruche dans le silence.
Une étoile dessine à l’aquavive son vieux rêve.
Des tessons brulent à demi.
-
Repartons ! En route ! – ¡Vaya ! – Et tous ces parlers qui cordent
la poussière !
L’œil dérobé nous a suivis, où l’eau dormait en son givre :
l’ordre des mots ne distrait pas le monde.
Il est un lieu ou flûte de pâtre ose sa transparence
(la boue a fait chanfrein des cheveux, dépoli le souffle),
Rien n’y lève aux dalles sacrées, hors ce qui est admis à
vénération
poètes et conteurs y font exprès d’oblitérer la page ou de taire
l’acclamation,
pour nous la palme y a décliné sa mâchoire, pour moi l’éternité
glauque.
A gueules d’un palmier, haussé de sang, qui hampe de vent la
voûte
le bourg élève son rempart qui nous dévoue salutation
un homme avoue perdre ses dents, pourrir en sable, comme
le temps, une femme
s’endort au fleuve puis se lève, Enceinte-de-la-supplique !…
Entends ce lieu, où convoitise arme sa barque, vilenie monte
en chardon.
Le rire avorté du mort a empreint la joue du vivant
la bave sans visage erre à fond de désert, où les mirages
s’efforcent,
tout poème s’altère et l’espace a durci son van.
C’est néant d’opposer à tant d’épineraies
A ces poètes-sis, mages sans diadème,
Au vent qui mord dans l’insulte,
A tel qui s’émince en prurits,
le lourd silence égrené de la cosse.
Oh pour cette fois l’œil a trouvé paupière.
La bête née de la fable a composé
nuage, qui presse en fleuve, meurt
à l’orient de son redoublement.
Il hausse deux hayons qui sont tant d’arcs de filaos,
deux aîtres d’infinité ou plus d’un havre aura suri, et puis
le scarabée, au lourd midi, qui s’exhorte à briller
en son Rai !… Sourd de ce même adoubement.
Le vent jaune a feulé sur les sables, le feu chavire :
« Ton âme
« devient soleil !... » Le feu
chavire aux roseaux profanés. Un homme avoue
pousser en nuit, corps après corps, sur cette mangle où il écrit,
jusqu’à l’écart du cœur, comme une guêpe terrassée,
quand la fleur rouge éclôt derrière la fatigue,
- les herbes trébuchent dans cet éclat.
Il dit être hélé de ces inconduites d’arbres
semés - nus – dans l’avancée de sables,
leurs voix épellent en soufrées : « Je tisse
« la vérité à ta lumière de soleil… » L’arbre offensé
lors avoue des marais, tant d’îles qui font brame, une
branche
qui s’évente en feux déments et qui tremble.
Ô pour cette fois l’œil a raisonné son espace
le corps de terre en fièvre a roué sa cadence, il a hélé ses mains
en l’unité blessée, il échevelle toute étoile il a pris faille pour pensée
donne volcan pour fleur et fumaison d’épines pour sentier…
Les nouvelles d’île agrippées au front,
naufrages de soleil et bouques rouges de lave,
nous y laçons nos mots si faibles à découdre,
- courant hâves le fleuve à dériver nos rades…
Qui aime est herbe folle en son vagabondage.
A rues connues et inconnues il a gagné même lignage
offrez-lui de ce mil qui fit échange avec l’éternité
conteur il a gemmé, couchez-le au fleuve qui lent semonce,
rires de prophètes est dur aux glaises du monde.
A la source déracinée des temps une eau exhorte cette face,
sillonne aux orbites,
délace l’œil et le ravit, ouvre les âges les confond, mêle les
estropiés au vent salé pourvoyeur de sang, dénombre en un
dahlia tant de supplices consentis, lève au palan des rocs tout
un passé de limons gourds
(arme en poète un pilleur de tropeaux)
Et coule entre les sables désolés.
Lors j’ai pris cette roche et je l’ai fait sonner
La lumière des mots déposait nue sur la paix d’herbe
le matin plaquait à la case un feu de feuilles loin-du-vent
le jour barré descend la morne
toutduvan, marchatouffe, mélasse à rêves, mélanésie,
tous mots de crève et de midi
aboyeurs de sang.
« Mon corps aimé, voyez la gêne où nous a mis l‘été
« en ce froid qui au ras du soleil tant nous hante ! » -
Le vent
à la lune bleue conte un bel-passage.
Ce pré se met en jungle, une source force à périr
la nouvelle-en-créole à la fin a crépi son Nil…
Sillac et acoma sonnent laghia nouveau
sillac, sillage de la bête en son Avent
acoma, vieille brousse en un seul fût montée
laghia, jeune mêlée ennilée d’une éternité…
le flamboyant, né d’orge rouge, de pudeur hautement
vanté
s’avance, estime la Gorée où nos chemins ont mis leurs
ganses
Il assemble, vieux corps levé au bleu du temps, les mots
d’eau et les mots de riz
l’arbre encense, l’hibiscus à odeur d’anis darde un guêpier
de frèles ovaisons…
Ces mots que tout en rang vous déhalez, - quels paraissent
ces mots ?
Combat de danse n’émeut pas graine qui piète…
Brousses de pierres par ici confluent aux temples d’acacias
là-bas, le gardeur de Plantation habite une canne maigre
sa verdeur a tourné en un guano houleux,
les nouvelles de rive auront déchu par les profonds ô
Transparents.
Un parfum roux goûte au rugueux silence,
dix chameliers courent la piste, à égayer les bêtes
l’eau du tout-sable est une île oubliée…
A flanc de l’écluse qui brûle, une inspirée a dévoué plus que ses
linges et ses voiles : Laoka ô Laoka ! Elle fait offrande au fleuve
d’un peu d’eau, puis lève à large vent son cœur en ablution,
l’ombre des roseaux alentour éclabousse,
sur la crête d’un âne, quand oblongue, s’est offusqué !
Alors le conteur guette en son serment, jurant Isis qu’il redevient
son Ichneumon !...
La proue de son cri lève sur la boue un lot de cimes violettes,
son destin, qui soudain s’entête au bord d’un nuage, seul …
Ils ont loué l’eau débordée de sang
battent maison sur toute case
ils crient - c’est l’arrimage – une aigle d’eau qui en haut vent
si longtemps déraisonne
ils serrent aux cantines ce lot de fleuves :
les paroles d’au-loin qui sur leurs mains suintent - sur le limon
du quai…
Dans l’obscur qui feint les mots courent envers
l’oeil du dieu retrouvé au style gris des hypogées
Les Grands Chaos
Editions Gallimard,1993
Du même auteur :
Laves (01/09/2014)
Le premier jour (01/09/2015)
Versets (01/09/2017)
Pays (01/09/2018)
Le grand midi (01/09/2019)
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