Evguéni Baratynski / Евге́ний Абра́мович Бараты́нский (1800 - 1844) : Epître au baron Delvig
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Ievgueni Baratynski dans les années 1820
Epître au baron Delvig
Où es-tu, mon Delvig, mon ami nonchalant,
Compagnon de mes joies si brèves,
Compagnon des jours clairs, passés dans un élan,
Si présents qu’on dirait un rêve ?
Te suis-je devenu si vite un étranger
Moi, l’ami que le sort oblige
A porter en Finlande au milieu des rochers
La solitude qui l’afflige ?
Où es-tu, mon Delvig ? La perte de nos joies,
Suis-je le seul qui la revive,
Et, entouré d’amis, n’appelles-tu à toi
Ce frère dont le sort te prive ?
Te souvient-il du temps où, la main dans la main,
Brûlants, assoiffés de jouissances,
Nous lançâmes nos vies sur un même chemin,
Offrant aux jours notre confiance ?
« La gloire ? le renom ? – la vie dure si peu ! »
Répétions-nous, buvant nos coupes,
Et le vin pétillait et nous étions heureux,
Buvant l’oubli, bruyante troupe.
Mais la nuit s’épaissit, le songe est doux et lourd ;
Les nuits sont tièdes, quels délices ! ...
La lune fait briller les toits de Pétersbourg ;
Les tours, les palais resplendissent.
Cupidon vient frapper chez son frivole ami –
Que dorme l’homme qui travaille !
« Debout ! chuchote-t-il, dormir est-il permis,
Il n’est pas de sommeil qui vaille.
Regarde ? la vois-tu ? sa couche abandonnée,
Scrutant la nuit à sa fenêtre,
Vêtue de presque rien, languide et passionnée,
Lilette attend – tu dois paraître ! »
La foule n’entend rien qui s’en va protestant –
Heureux celui qui sut sans drame
Cueillir en son printemps les fleurs de son printemps
Et vivre en paix avec son âme ;
Qui a sondé la vie sans se désespérer
Et qui riche d’indifférence
Refuse d’échanger contre un trône doré
L’instant de paix ou de jouissance !
La nuit cède à Phébus, depuis longtemps chassée,
Les soucis quotidiens se pressent,
Mais l’enfant des plaisirs reste se prélasser
Sur la couche de la mollesse.
Le sommeil de Lilette est un voile aérien,
Ses joues brûlantes, jeunes, roses –
Et sa bouche entrouverte appelle, on dirait bien,
Le baiser que tu y déposes.
Néva, où donc es-tu ? où êtes-vous, festins ?
Comme un éclair dans la nuit noire,
Tout a sombré. L’amie oublie l’ami lointain,
Et la joie même est sans mémoire.
Mais, chantre des plaisirs, je dis, même oublié,
Leur perte où ces rochers me tiennent ;
Des torrents inconnus écument à mes pieds
Et mes pieds sont couverts de chaînes.
1820
Traduit du russe par André Markowicz
In, André Markowicz : « Partages 2015 - 2016 »
Editions Mesures, 2023