James Sacré (1939 -) : Broussaille de bleus
Broussaille de bleus
1
Bleu fougereuse peut-être que ca n’existe pas.
Mais bande de jeunes gars qu’on était
Pour s’en aller au bal
Après le boulot du dimanche matin
C’était, de Saint-Pierre-à-Champs jusqu’à d’autres bourgs pas si loin
(Genneton, Saint-Maurice-la-Fougereuse ou Doué-la-Fontaine)
Partir dans le vent et de grands nuages venus de l’océan
Une rêverie d’on sait pas quoi, le désir qui emporte
On oubliait
Restées tout en bas d’un large ciel de libertés
De minuscules charrettes peinturées de bleu, un béret
La toile salie d’’un pantalon de travail
Un carré de tôles sur un hangar :
Bleu fougereuse. On y reviendrait.
*
Tous les paysages qu’on a traversés
Un jour ou l’autre baignent dans le bleu
Si partout c’est le même bleu ?
On revient sur ses pas pour vérifier
On marche à reculons dans sa mémoire
Tous les bleus sont-ils pas
Celui qu’a connu l’enfance, un bleu
Plus ou moins clair ou sombre et qui s’emmêle
En d’autres couleurs qu’on a vécues
Un bleu qui n’a plus de nom
Comme l’enfance qu’on a perdue.
*
Si vous regardez bien
Vous pourrez savoir
Que la broussaille ça peut être
Aussi bleue que des oranges
Sans être obligé de le croire.
Bleue comme un dimanche
Avec le soleil au fond.
Au fond du pays perdu
Où tu n’arriveras jamais.
L’orange de noël et sur la vitre
La belle fougère de givre, faut-il
Jamais croire à du bleu ?
2
Pas souvent qu’un poème se préoccupe
De se dire en couleur
J’en reçois un l’autre jour de Françoise Delorme
Des couleurs vives et chaudes qu’elle dit
A cause d’un temps de neige dans le froid :
C’est découvrir goussons d’églantine ou prunelles
Sur un buisson gelé. Je pense aussi
A des couleurs qui sont souvent
Dans les poèmes de Pierre Tilman. Dans le mien
Ici, dans sa forme de brouillon,
C’est que l’encre de mon stylo-bille
Bleu Pilot BP – S Mastic fine
Rien qui brille.
*
De la couleur en vrai dans un poème
Dans sa lettre ou sur le support papier
Si elle donne lieu ou sens
Aux choses, aux mots à des relations qu’on peut lire
Dans la matière écrite ?
Le mot bleu répété s’il est plus bleu
A cause d’une couleur imprimée ?
Ou si je vois mieux
La prunelle ratatinée dans son buisson d’hiver
Parce que l’encre de mon bic est bleue ?
*
Aussi bien, sans me soucier de formes ni
De ce que penser pourrait m’apprendre
A propos du bleu dans un poème
Si je ferais pas mieux
De m’en tenir au rythme, là déjà venu
A des mots que je pressens pas loin
Souvenirs, choses qui seront là demain
Et maintenant, par exemple
Ce poème comme un bleu à mon désir d’écrire ?
3
Les jacarandas qui sont à Marrakech
Tu les retrouves dans l’Arizona
Au bout du green d’un gros bourg, Ajo
Avant qu’on soit chez les Indiens
tohono o‘odham, on dirait
Ont noué le monde en un seul bouquet.
Tu as quitté ton vélo du dimanche
Te voilà en voiture, où vas-tu
Perdu dans le vent du temps ?
*
Quelqu’un passe en mobylette et s’en va
Disparaît comme
A l’horizon du temps :
Leger point bleu de ferraille (on n’entend plus rien)
Dans le bleu sans fond du temps.
La couleur du vivant
N’en finit pas de mourir, tu penses
A des villages qui ne sont plus que des noms
Shanto en pays navajo, Imi n’ifri, Passavant-sur-Layon :
Le vélomoteur du poème peine
A renaître dans ces mots.
*
Une charrette peinte comme un jouet d’enfant
Un assemblage de chose en bois : ses bras
Les ranches, quatre pointês, les roues dans leurs ferrures,
Au lieu d’arriver dans le bruit d’aujourd’hui
Elle s’en va, s’en va, s’en va
En des chemins qui n’existent plus, son bleu
De plus en plus passé.
Son bleu de plus en plus passé
Défait dans un reste de pré
Disparu dans ce qu’on écrit.
Bleu, comme un cri de silence
Broussailles de bleus
Editions Le Réalgar, 94200 Ivry-sur-Seine, 2021
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