Yvon Le Men (1953 -) : Je suis Antigone
Le Télégramme/Éric Rannou
Je suis Antigone
Je suis Antigone
ce n’est pas elle qui le dit
c’est moi
quand le la vois en Antigone
toute de noire vêtue
tendue
ainsi celle de Sophocle avant-hier
celle d’Anouilh hier
celle d’Asma aujourd’hui
et qui joue Antigone aujourd’hui
contre son père
comme les deux premières
contre leur oncle
mon père dit
une femme ne doit pas être sur le devant de la scène
avocate médecin infirmière mais pas comédienne
pas avocate médecin infirmière
et tous les autres métiers de la terre quand on est comédienne
je dis
mon père
je ne l’ai connu qu’en France
là-bas
en Somalie
il rentrait tard la nuit
partait tôt le jour
au Soudan au Kenya en Ethiopie à Djibouti
il dévorait les routes
nous étions entourés par la guerre par la mort
mais d’abord par l’amour de ma grand-mère
mon père est parti le premier
il a préparé notre venue à Rennes
à Maurepas puis au Blosne puis à Villejean
c’aurait pu être la Finlande
la Suède
j’aimerais qu’il me fasse confiance
qu’il dise
d’accord ma fille
fais ce qu’il te plaît
prends ton indépendance
quitte-moi
va vivre ta famille
pars pour te trouver
je ne peux pas lui mentir tous les soirs
on se parle on se dit rien
il faut qu’on soit comme mon père veut qu’on soit
on écoute ce qu’il écoute on mange ce qu’il mange
on aime ce qu’il mange
c’est fou d’aimer autant l’absence de son père
loin de lui je peux
mais loin de mes frères je ne peux pas
je n’ai pas connu ma mère elle nous a abandonnés
et quand elle a voulu nous revoir ma grand-mère était ma mère
c’était papa
maman
mémé
une poupée mille fois russe
elle est morte d’un AVC en Arabie Saoudite
je dormais quand c’est arrivé
je ne suis pas allé sur sa tombe
sa tombe est mon but sa tombe est à Djeddah
comme une tombe pour son frère était le but d’Antigone
jouer n’est pas tricher dirait le proverbe
quand elle est Antigone
comme je suis celui qui voit qu’elle l’est
il y a si longtemps déjà que notre sœur à tous suit son chemin
intérieur jusqu’à nous
il y a si longtemps
mais peu importe le temps
le lieu
c’est notre lieu quand on n’a plus de lieu
notre campement que l’on transport entre nous
de nous à nous
je me souviens de la jeune fille qui la jouait au lycée
elle s’appelait...
je ne sais plus
elle était amoureuse d’un élève de sa classe
ils s’attendaient à la sortie des cours
ils s’embrassaient au pied du pilier aux quatre côtés
aux quatre baisers auxquels je n’ai jamais eu droit
comme beaucoup d’entre nous en ce temps-là
on disait que le jeune fille avait tenté la mort par le suicide
elle portait comme un bracelet une trace rose autour de son poignet
rouge quand la lumière l’éclairait
ce jour-là
ce fut la première fois que je regardais en vérité
une jeune femme qui en jouait une autre
racontait une vie qui n’était pas la sienne
était la nôtre
je me souviens de sa robe noire
elle tombait d’un seul tenant
des éclairages bricolés l’enveloppant
er des élèves obligés de la regarder
d’abord non
après oui
elle était petite
à l’inverse d’Asma
elle était aristocratique
par un de au milieu de son nom
comme un pont qui sépare
étrange ce nom pour moi
tel celui d’Asma
mais plus géographique
toutes les deux venaient de loin
ainsi celle de Sophocle celle d’Anouilh
la première obéissait aux dieux
la seconde à elle-même
par l’une et l’autre
elles disent à travers elles
et c’est surtout le cas d’Asma
Je est un autre
A écrit Rimbaud
Insensé qui croit que je ne suis pas toi
a écrit Victor Hugo
je suis Antigone
dit Asma
comme le disait la jeune fille d’hier
au jeune homme que j’étais hier
et qui se souvient si bien du parfum de ce moment-là
une fenêtre qui s’ouvre d’un seul coup de vent au printemps
une première primevère qui réveille une armée de primevères
je me souviens moi aussi d’avoir joué ma vie
sur scène
comme jamais auparavant
cette année-là
l’année qui suivit l’année d’Antigone
quand elle me donna l’envie jusqu’à la vie
de jouer moi aussi une Antigone mais au masculin
je la rencontrai dans la pièce d’Albert Camus
Les Justes
il s’appelait Kaliayev
en voyant la joie d’Asma couler sur son visage
je me suis souvenu de la mienne qui coulait elle aussi sur la page
encore blanche de mon visage
il y a si longtemps
il y a un instant seulement
où je fus un moment ce jeune révolutionnaire
qui refuse de jeter une bombe dans le carrosse du Grand-Duc
malgré le malheur du peuple russe ses injustices et sa misère
et la justesse de la cause révolutionnaire
car il y avait des enfants près de lui
et l’éraflure d’un rasage matinal sur sa joue droite
ce jour-là
en jouant un moment une vie qui n’était pas ma vie
aurait pu l’être
je découvris une vérité qui serait la mienne toute ma vie
la fin ne justifie jamais les moyens
ce jour-là
en écoutant Asma être Antigone
je découvris sa liberté d’être
ce qu’elle serait
ce qu’elle sera
un jour
je crois
Les Epiphaniques
Editions Bruno Doucey, 2022
Du même auteur :
« Seule la mer éclaire ton visage… » (16/05/2014)
« Ma mère… » (16/05/2015)
Enez Aval (16/05/2016)
Saint-Michel de Brasparts (16/05/2017)
Vue sur le Mont (07/05/2018)
Inconnus mais pas étrangers (07/05/2019)
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