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Le bar à poèmes
5 avril 2025

Yvon Le Men (1953 -) : Je suis Antigone

Le Télégramme/Éric Rannou

 

 

Je suis Antigone

 


Je suis Antigone


ce n’est pas elle qui le dit


c’est moi

 

 

quand le la vois en Antigone


toute de noire vêtue


tendue

 

 

ainsi celle de Sophocle avant-hier


celle d’Anouilh hier

 

 

celle d’Asma aujourd’hui


et qui joue Antigone aujourd’hui


contre son père

 

 

comme les deux premières


contre leur oncle

 

 

mon père dit


une femme ne doit pas être sur le devant de la scène


avocate médecin infirmière mais pas comédienne

 

 

pas avocate médecin infirmière 


et tous les autres métiers de la terre quand on est comédienne

 

 

je dis

 

 

mon père


je ne l’ai connu qu’en France

 

 

là-bas 


en Somalie


il rentrait tard la nuit


partait tôt le jour

 

 

au Soudan au Kenya en Ethiopie à Djibouti


il dévorait les routes

 

 

nous étions entourés par la guerre par la mort


mais d’abord par l’amour de ma grand-mère 

 

 

mon père est parti le premier


il a préparé notre venue à Rennes


à Maurepas puis au Blosne puis à Villejean

 

 

c’aurait pu être la Finlande


la Suède

 

 

j’aimerais qu’il me fasse confiance


qu’il dise


d’accord ma fille


fais ce qu’il te plaît


prends ton indépendance

 

 

quitte-moi


va vivre ta famille


pars pour te trouver

 

 

je ne peux pas lui mentir tous les soirs


on se parle on se dit rien


il faut qu’on soit comme mon père veut qu’on soit


on écoute ce qu’il écoute on mange ce qu’il mange


on aime ce qu’il mange

 

 

c’est fou d’aimer autant l’absence de son père


loin de lui je peux


mais loin de mes frères je ne peux pas

 

 

je n’ai pas connu ma mère elle nous a abandonnés


et quand elle a voulu nous revoir ma grand-mère était ma mère

 

 

c’était papa


maman


mémé


une poupée mille fois russe

 

 

elle est morte d’un AVC en Arabie Saoudite


je dormais quand c’est arrivé

 

 

je ne suis pas allé sur sa tombe


sa tombe est mon but sa tombe est à Djeddah

 

 

 

comme une tombe pour son frère était le but d’Antigone

 

jouer n’est pas tricher dirait le proverbe


quand elle est Antigone

 

 

comme je suis celui qui voit qu’elle l’est

 

 

il y a si longtemps déjà que notre sœur à tous suit son chemin


intérieur jusqu’à nous

 

 

il y a si longtemps


mais peu importe le temps


le lieu

 

 

c’est notre lieu quand on n’a plus de lieu

 


notre campement que l’on transport entre nous

 


de nous à nous

 

 

je me souviens de la jeune fille qui la jouait au lycée


elle s’appelait...

 

 

je ne sais plus

 

 

elle était amoureuse d’un élève de sa classe


ils s’attendaient à la sortie des cours


ils s’embrassaient au pied du pilier aux quatre côtés


aux quatre baisers auxquels je n’ai jamais eu droit

 

 

comme beaucoup d’entre nous en ce temps-là

 

 

on disait que le jeune fille avait tenté la mort par le suicide

 

elle portait comme un bracelet une trace rose autour de son poignet


rouge quand la lumière l’éclairait

 

 

ce jour-là

 

ce fut la première fois que je regardais en vérité


une jeune femme qui en jouait une autre


racontait une vie qui n’était pas la sienne


était la nôtre

 

 

je me souviens de sa robe noire


elle tombait d’un seul tenant


des éclairages bricolés l’enveloppant


er des élèves obligés de la regarder

 

 

d’abord non 

 

après oui

 

 

elle était petite


à l’inverse d’Asma

 

 

elle était aristocratique 


par un de au milieu de son nom


comme un pont qui sépare

 

 

étrange ce nom pour moi


tel celui d’Asma


mais plus géographique

 

 

toutes les deux venaient de loin


ainsi celle de Sophocle celle d’Anouilh

 

 

la première obéissait aux dieux


la seconde à elle-même

 

 

par l’une et l’autre


elles disent à travers elles


et c’est surtout le cas d’Asma

 

 

Je est un autre


A écrit Rimbaud

 

 

Insensé qui croit que je ne suis pas toi


a écrit Victor Hugo

 

 

je suis Antigone 


dit Asma


comme le disait la jeune fille d’hier


au jeune homme que j’étais hier

 

 

et qui se souvient si bien du parfum de ce moment-là


une fenêtre qui s’ouvre d’un seul coup de vent au printemps


une première primevère qui réveille une armée de primevères

 

 

je me souviens moi aussi d’avoir joué ma vie


sur scène


comme jamais auparavant


cette année-là

 

 

l’année qui suivit l’année d’Antigone


quand elle me donna l’envie jusqu’à la vie


de jouer moi aussi une Antigone mais au masculin

 

 

je la rencontrai dans la pièce d’Albert Camus


Les Justes


il s’appelait Kaliayev


en voyant la joie d’Asma couler sur son visage

 


je me suis souvenu de la mienne qui coulait elle aussi sur la page


encore blanche de mon visage

 

 

il y a si longtemps


il y a un instant seulement

 

 

où je fus un moment ce jeune révolutionnaire


qui refuse de jeter une bombe dans le carrosse du  Grand-Duc

 

 

malgré le malheur du peuple russe ses injustices et sa misère


et la justesse de la cause révolutionnaire

 

 

car il y avait des enfants près de lui


et l’éraflure d’un rasage matinal sur sa joue droite

 

 

ce jour-là 


en jouant un moment une vie qui n’était pas ma vie

 

 

aurait pu l’être


je découvris une vérité qui serait la mienne toute ma vie

 

 

la fin ne justifie jamais les moyens

 

 

ce jour-là


en écoutant Asma être Antigone


je découvris sa liberté d’être


ce qu’elle serait

 

 

ce qu’elle sera 


un jour

 

 

je crois

 

 

 

Les Epiphaniques


Editions Bruno Doucey, 2022

 

 


Du même auteur : 

 

 « Seule la mer éclaire ton visage… » (16/05/2014)


« Ma mère… » (16/05/2015) 


Enez Aval (16/05/2016)


Saint-Michel de Brasparts (16/05/2017)


Vue sur le Mont (07/05/2018)


Inconnus mais pas étrangers (07/05/2019)


Naître (07/05/2020)


Désirer (06/05/2021)


Le mal du pays (05/04/2023)


« Pourtant le rêve de Maurepas... » (05/04/2024)
 

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