Yvon Le Men (1953 -) : Le mal du pays
(Le Télégramme/Valérie Le Moigne)
Le mal du pays
A Natacha Kudristkaya
Suis-je encore Russe par le poète Boris Pasternak
si je suis Ukrainien par le poète Taras Chevtchenko
si je suis Ukrainien par les poèmes qui naissent aujourd’hui
des cris de la guerre des larmes de la terre
toute la terre qui habite aujourd’hui sur la terre d’Ukraine ?
sur la marche au bord au bout
à l’extrémité en proximité
et dans le voisinage de tous ces mots qui veulent dire
l’Ukraine
Combien de mots nous faudrait-il
pour nommer les crimes qui se font et nous défont
combien de mots nous faudrait-il pour ne pas les oublier
quand la langue se défait à chaque mort qu’ils font
combien de mots pour se souvenir de ce que fut la vie ?
Une vie
je l’imagine se lever le matin
prendre son petit-déjeuner
peut-être regarder par la fenêtre
et voir le rouge des coquelicots dépasser les blés
peut-être regarder par les yeux
et y voir le bleu de ceux dont elle partage le petit-déjeuner
puis le dîner
puis le souper
puis leur pays
puis la liberté de 603.550 kilomètres carrés
tous les jours
jusqu’à ce jour
où
.........
ici
comme un animal aux aguets
mon poème attend
et là
se demande d’où j’écris ces mots
en regardant moi aussi par la fenêtre
où je vois une plaine de calme
quand éclata la bombe qui venait de frapper là-bas
dans la géographie
comme déjà elle avait frappé là-haut
dans l’histoire
ici
comme un homme aux aguets
mon poème boite
prie demande un droit de passage
à des vies qui ne sont pas les miennes
par des morts qui ne sont pas les miens
avec quelqu’un auprès d’eux
qui leur tiendrait la main
dans cet enfer
où l’on reconnaît à peine un bout de bras
de pied
un dentier
une bague
qui rappelleraient
les petits-déjeuners du matin
Combien de mots
pour se souvenir de ce que fut la vie
des fleurs
qui grandiront dans les trous des bombes
à partir d’aujourd’hui
à Borodianka
à Boutcha
à Kramatorsk ?
Comme si Borodianka Boutcha
Kramatorsk Kharkiv Kherson
Kyiv Lviv Marioupol
Odessa Zaporijjia
étaient de villes de notre pays
nées de la terre où poussent les fleurs
le blé
et les enfants qui poussent leurs chats leurs chiens
leurs lapins leurs hamsters
jusqu’à la vie
à qui les parents ont dit
prends seulement ce que tu peux porter
et de vieillards
dont les regards fouillent jusqu’à là-bas
entre 1939 et 1945
avant de marcher vers le présent
et le premier train qui traverserait la frontière de la mort
Combien de mots nous faudra-t-il laver
essorer de leurs mensonges ?
Hier
l’extermination par la faim
l’Holodomor de 1933
dont il était interdit de parler en Russie
aujourd’hui
la disparition par la guerre
qu’il est interdit de nommer
dans une langue détruite comme un pays
après un tremblement de terre.
Combien de mots
dont le sens fut trahi à la naissance
petite Russie
nouvelle Russie
en lieu et place de l’Ukraine
au nom de quoi
pour qui
au nom de qui
pourquoi ?
Qui sont-ils ceux qui tirent en espérant d’abord
ne pas être tachés par le sang de ceux qu’ils tuent encore
et encore ?
Ils nous ressemblent
mais jusqu’à quel point
le point où l’être humain se sépare
sur la ligne de partage de l’homme
avec l’enfant
un enfant
une peluche à la main
une femme
sans son homme à la main
séparé de la main de son enfant
Je suis encore Russe
par le poète Boris Pasternak
et la neige dont il ne pouvait se passer
en suivant les traces que font ses mots dans la neige
Je suis Ukrainien
par le poète Taras Chevtchenko
et le jaune de ses blés et le bleu de son ciel
le bleu de chez moi
la neige de chez lui
Mais qui saigne
In, « Il fait un temps de poème. 80 poètes par temps d’urgence.
Anthologie établie par Yvon Le Men, (Volume trois – 2013-2023) »
La rumeur libre éditions, 2023
Du même auteur :
« Seule la mer éclaire ton visage… » (16/05/2014)
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