Yvon Le Men (1953 -) : Désirer
Désirer
Dehors les rêves voltigent.
L’Automne s’est trompé d’été,
Les saisons sont pressées de te connaître.
I
Debout, le soleil se lève. Je voudrais accoucher de toi, le temps qu’une rivière
s’enlace dans la mer, confluence avec les vagues qui donnent le ton à l’océan,
et l’océan rencontre ton continent. On parle deux langues différentes quand on
se caresse, on trouvera une espérance ricochée sur nos mains habiles, un
tremblement de rêves qui dévastent toutes les certitudes après leur passage
dans nos têtes.
Un cortège d’enfants affamés apaise notre morale, des éruptions de violence
dessinent des pays rouges sur nos corps, des armées de pierre dévalent les
falaises, la mer aboutit, malheureusement, toujours au port.
Un jour, je partirai très loin voir qui je suis, de l’autre côté du mur un fantôme
m’attend en riant de me voir si fragile. Pour aimer, il faudrait organiser les
canaux de sang, de tripes qui se distribuent à l’intérieur de nous : la
multiplication des pains.
Quand j’écris une lettre, je rédige avec difficultés mes intérêts, je raconte ce
qui a été fait par quelqu’un qui me ressemble à peine tant mes phrases sont
soumises à la raison.
Et si tout à coup je sautais de la page pour plonger dans toi ?
Mais dès que le facteur est parti, ce sont des souvenirs que tu liras, et je serais
encore seul à recommencer une autre lettre. Tu vis dans l’air du temps, je sais
qu’il fait beau chez toi, alors répète-le. C’est toujours à cause de l’amour que
les gens écrivent et je sais que j‘aime parfois me lever le matin.
II
Il neige.
Tes yeux courent sur le ciel,
Des bouquets d’oiseaux pleins les mains
Tu t’envoles.
Le paysage effleure ta robe
Et ton corps glisse.
On sait que l’amour est venu par là.
Il fait un temps à coucher dehors,
Eteins les étoiles que je te regarde pâlir.
Je lance mes bras et tu me rapportes tes lèvres,
Coulent coulent les bons jours.
Les maisons des gens s’allument pour préparer la nuit.
Pâles, pâles, mes mains qui t’écrivent,
Plus vite les mots, plus vite que les trains.
III
Danse, danse,
Fais tourner les feuilles
Les fleurs et tes bras.
Le soleil claque dans ses mains
La terre se réchauffe
Danse, danse,
Tu m’emmènes vers toi.
Violons, rires, morceaux de bonheur
A la volée !
L’avenir rebondit sur le ciel
J’ai mal aux émotions
Danse, danse.
Nos yeux jaillissent
Baigne-toi dans moi, je te lave
Et les notes de musique comme des gouttes de pluie
Baptême devant la vie !
Et blanches les lèvres et bleus nos corps
Danse, danse, danse.
Il fait bon.
Et si je te disais ce soir que tu es belle
Les nuages n’en tomberaient pas.
Les saisons s’enfonceraient toujours dans la vie,
Comme un couteau.
IV
Nous apaiserons notre soif dans l’église, la vraie. Le sacré est en nous chaque
jour, avec les animaux, les arbres et les gens. Chaque jour un long poème
creuse ses fondations dans la terre et chaque jour la raison torture les naïvetés,
les milliers de ruisseaux qui s’accouplent dans l’univers :
un homme et une femme
un gosse et un chien
un chien et un nuage, le monde avec le monde.
Chaque jour la mort attend.
Nous sommes patients et pressés à la fois.
L’exacte coïncidence, des sourires en collier autour de nos longs bras qui
traversaient l’atlantique de nos secrets, navigateur solitaire acceptant la
nécessité du vent, les mouettes creusent des chemins dans le nuages, les
poignées de main s’entraident, ton prénom accidente ma poésie et surnomme
les lignes de démarcation, je frôle le plaisir. Les rues lucarnent au ciel, les
ponts promenadent vers la lune, si tu parlais de toi ce soir, la nuit s’envolerait
sur le dos des aigles.
V
Amour qui a coûté tant de cadavres, passion et révolution s’entre-déchirent dès
que le pouvoir pointe sa nuit et assassine le jour.
Il reste que chaque personne trace son histoire sur son visage, des milliers de
rides écrites à la main.
Les délires enfouis derrière l’objectivité justifiant les crimes les plus odieux, un
pays libre doit le savoir dès maintenant.
Un drapeau n’est utile que déchiré, voiles amarrées aux frontières pour partir à
la dérive vers les autres.
J’accompagne et plus encore je désire, je deviens avec toi quelqu’un d’autre.
Je suis à la limite de l’orage, un paratonnerre qui fera circuler la foudre, un
grand disque de la lune qui éclaire le fond de ton œil quand nous nous voyons,
nous sommes des voyants et parfois on découvre la même chose.
VI
Cette nuit je t’ai vu partir sur un grand fleuve avec un autre, tu te retournais,
mais le courant fonçait vers l’avenir inexorablement.
J’ai demandé pourquoi tu quittais notre maison, le vent a répondu que je n’étais
pas arrivé à l’heure de la tempête. Je savais pourtant que tu me donnerais les
poissons volants, les monuments verts, les sculptures ailées, les provocations
de l’eau sur le visage
Peu à peu tes cheveux devenaient crinières. Beaucoup plus tard je t’ai
retrouvée dans cette forêt venue me revêtir à la veille de ma mort, et tu m’as
dévoré. J’étais alors à l’intérieur de toi et dans une grande bonté tu t’es mangée
toi-même, nous sommes revenus dans la terre.
Sur nos corps poussent maintenant les fleurs que l’on cueillait autrefois, mais
ces fleurs ne se reposent dans le vase qu’à la coïncidence de nos mains. Toutes
les forces convergent vers cette mort normale qui aboutit enfin à la disparition.
Nous sommes des mirages et les mirages apaisent toujours les soifs, peuplent
toujours les déserts.
Dans ma poésie l’air s’engouffre, quand je t’aime la terre va naître, un
accouchement sans violence, tu étales tes rêves sur le sable pour partager.
Eruption de couleurs dans l’iris
Et tu crèves tes paupières
Et tu enfiles tes pupilles autour de ton cou.
La neige fond sous nos pas.
Les chaussures retournent aux tanneries.
Un sourire noir étend sa peau sur le fil de la nuit.
Nous regardons nos corps que nous venons de quitter.
La joie monte les marches du plaisir,
On va épouser les formes de l’Univers qui s’enflamme,
Incendie allumé par chacun de nos doigts.
Nous offrons des bagues de feuilles aux troncs d’arbres
Les mésanges prêtent leurs plumes par boucles d’air
Qui frisent nos longs cheveux
Comme des vipères coulant dans les pierres.
Les arbres s’élancent sur le ciel,
Cinquante ans d’instants patiemment
Brodés sur le bord de la vie.
Les branches sont fragiles et sûres de leur route
Quand ta main perturbe mes rides autour de mes lèvres,
Des émeutes de générosité percutent mon âme,
Je suis bouleversé ;
Et je te dis merci d’être en vie.
VII
De grands voiliers d’or dansent le plinn à hauteur de vagues, le soleil écartèle
ses longs chemins d’or. Crois-moi, crois aussi que tu es belle malgré tes mains
gercées, tes bras trop longs.
Je veux voyager dans l’espace, dans le temps.
La connaissance des autres planètes se détourne en superstition, autrefois les
sorciers, aujourd’hui les martiens. Petite mentalité terrienne de propriétaire,
quarante mille kilomètres de barbelés autour de nous, et nous passons nos rêves
à déplanter les piquets.
Toujours les hommes se lèveront.
Mile et mille fleurs plantées sur le passage de l’Histoire ; si ce temps ne vient
pas nous seront vaincus. Les routes d’algues flottent sous nos pas, nous
sommes momentanément à l’écoute de notre soif. Nos baiser laissent des
jalons sur les routes futures, et si nous sommes aveuglés, ce sera le bonheur.
Le Pays derrière le chagrin
Les Presses d’Aujourd’hui, 1979
Du même auteur :
« Seule la mer éclaire ton visage… » (16/05/2014)
« Ma mère… » (16/05/2015)
Enez Aval (16/05/2016)
Saint-Michel de Brasparts (16/05/2017)
Vue sur le Mont (07/05/2018)
Inconnus mais pas étrangers (07/05/2019)
Naître (07/05/2020)
Le mal du pays (05/04/2023)
« Pourtant le rêve de Maurepas... » (05/04/2024)