Yvon Le Men (1953 -) : « Pourtant le rêve de Maurepas... »
Photo : Ouest-France
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Pourtant
le rêve de Maurepas (1)
était grand
le rêve de nos parents
de nos grands parents
sortis de la guerre
de ses effondrements
sortis de la terre
une terre de vignes
dont le vin était le plus vert
du royaume de France
de mauvaises pâtures
de mauvaises récoltes
de mauvais repas
à Maurepas
il n’y avait rien
il fallait tout
faire
et refaire
en béton caverneux
le nom suffit
pour dire le bruit
qu’il ferait
pour que les paysans
deviennent des ouvriers
en un rien de temps
en mille cinq cent logements
dont trois cents en quatre mois
d’hiver
poussèrent
hors des cimetières
de la guerre
somme une échelle de corde
à l’assaut du soleil
jusqu’en haut des tours
où la lumière
venait des quatre coins
du ciel
il fallait faire
vite
au moins cher
d’où les cris
plus tard
beaucoup plus tard
dans les escaliers
sur les planchers
l’immeuble ne fait pas de bruit
ce sont les gens qui en font
du sol
au plafond
dit l’architecte qui aime Cyrano
comme son jumeau
des gens qui ne vivent plus
comme ceux d’autrefois
quand furent construites
les tours de Maurepas
je me lève
tu te couches
je viens de l’Est
tu es de l’Ouest
et même
à l’ouest
comment faire
pour faire
taire
les fureurs de Babel
dont les sons
ne sont pas toujours
sur le même ton
s’ils viennent
du Nord
du Sud
du soleil
de la pluie
comme avant
avant
avant hier
les paysans
avant
avant hier
les Pieds-Noirs
parmi les blancs
de blancs
avant hier
les Maghrébins
parmi les Noirs
de noirs
aujourd’hui
plus
comme je l’ai écrit
plus haut
quarante autres nationalités
tombées de haut
venues de toutes les guerres
civiles
ou étrangères
mon seul regret
dit l’architecte
qu’on ait mis les Pieds-Noirs
au même endroit
tout en haut
en ghetto
mon seul souci
qu’on sente
une présence
pas trop de silence
entre les gens
trop de silence
comme il y en a
dans la Cité Radieuse du Corbusier
à Rezé
où j’ai été hébergé
la vie était belle
quand je suis arrivée
à Maurepas
me souffle cette dame
la première dame de Maurepas
qui se pose essoufflée
au milieu de ses pas
se repose un instant
dans ce coin de printemps
de Maurepas
en 1959
tout était neuf
comme mon enfant
qui allait naître
dans le bien-être
aux grandes fenêtres
pas comme la pièce
où nous dormions
auparavant
derrière un paravent
mon mari et moi
à l’ombre
de cent trois marches
à pratiquer
matin
midi
et soir
parfois dans le noir
quand les plombs avaient sauté
quand on avait oublié
les courses de la nichée
et le petit
à porter
dans mon ventre
et dans l’escalier
plusieurs fois dans la journée
finies
les marches forcées
à l’infini
bienvenue soir et matin
aux noirs patins
à glisser sur les planchers
du chauffage à charbon
qui chauffait pour de bon
mon mari à l’Arsenal
du travail et le moral
des enfants à élever
dont les petits-enfants
aujourd’hui
m’appellent mémé
ça me fait du bien
de vous raconter
que vous m’écoutiez
aujourd’hui
personne n’écoute plus
personne
personne ne sonne plus
à votre porte
fermée à clef
c’est dommage
surtout dans le grand âge
où l’on a tant de temps
à partager
et pour le bruit
hein ?
le bruit
vous l’entendez ?
hein ?
le bruit
hein ?
et ainsi de suite
avant de me rapprocher
d’elle
de sa belle coiffure
dorée
elle n’entendait pas bien
c’est bieb
c’est bon
c’est une solution
contre le bruit
qui nuit
surtout la nuit
me dis-je
en voyant s’éloigner
en rouge et noir
dans le soir
la première dame du quartier
avec qui je viens de parler
du bon temps
passé
passé
passé pour de bon
Maurepas
ce fut le temps
hier
des Trente Glorieuses
c’est un temps
aujourd’hui
perdu entre deux temps
deux époques
mal cousues
qui craquent
entre elles
Pourtant
je ne suis pas encore allé
au centre-ville
comme si j’étais
d’ici
comme si
je m’étais habitué
à me passer
de ce
qui brille
dans les vitrines
du centre-ville
là-bas
à l’autre bout du monde
(1) Nom d’un quartier de Rennes
Les rumeurs de Babel
Editions Dialogue, 29 217 Le Conquet, 2016
Du même auteur :
« Seule la mer éclaire ton visage… » (16/05/2014)
« Ma mère… » (16/05/2015)
Enez Aval (16/05/2016)
Saint-Michel de Brasparts (16/05/2017)
Vue sur le Mont (07/05/2018)
Inconnus mais pas étrangers (07/05/2019)
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Désirer (06/05/2021)
Le mal du pays (05/04/2023)