Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : Cinq étapes d’un poème. III
Jean-Paul de Dadelsen et Albert Camus
Cinq étapes d’un poème
III
MORT DE LA FEMME DU PERCEPTEUR
Le docteur a prescrit un tonique pour le cœur
pour faire durer l’agonisante jusqu’à l’arrivée d’une fille distraite
d’un fils longtemps aimé de loin.
Le vent d’Italie qui descend des glaciers
à peine tiédi vient tourmenter les branches du grand sapin
qui gémissait déjà les soirs où venait la couturière.
Il fut un temps où elle riait aux fenêtres
d’une pension aux rives du Léman vouée à former des
filles de famille copiant dans un cahier de poésies
de Coppée et Sully Prudhomme le vase brisé.
Jonas sa mère étant pauvrette et ancienne
ses os déjà rongés allant aux eaux soigner en vain
la sciatique qui cache un cancer
Jonas descend le plateau vers le Rhin nocturne
et troue de phares les bourgades préservées.
C’est ici le lieu qu’il faut choisir. Il est tard.
Schambadiss, gridawiss
himmelbläu, katzegräu
Le vent par-dessus les glaciers accouru du désert
vient à peine fraîchi tourmenter les branches du grand sapin
Comment dormir quand tout est en travail et en
peine de se perpétuer ?
Sur les eaux lentes et lisses, les barques noires, les barques plates
demain à lente gaffe poussées vers les foins sur la berge
sont pareilles à l’âme indéfiniment amarrées
L’année est lente avant de ramener
la fille distraite, le fils longtemps aimé de loin
les enfants qui riaient parmi ses bras
écrivent rarement à la femme du percepteur.
Odile, aidez-nous à ne pas accepter
les longues nuits auprès de l’époux qui ronfle
et sous son bonnet de coton accumule
les intérêts des intérêts de ses longues prudences.
Odile, qui parfois semblez nous faire signe
quand après l’orage les villages sur la montagne
brillent au-dessus des vignes
à brefs éclairs de lointaines fenêtres heureuses,
Odile, qui après la longue nuit avez trouvé
la source qui fait voir, Odile, ne me laissez pas oublier
la jeunesse l’album où l’on copiait des poésies,
la broderie d’une longue aiguille encore pleine d’attente
et mon sang frais se mêlait au fil rouge
sur le drap écru parmi les coiffes et les
cigognes au bec incongru.
Viendra-t-il avec le vent plus rapide, de Milan, de Venise,
de Tunis, l’enfant longuement souhaité.
Parfois il a oublié le télégramme pour ma fête
le baisers lettre suit qui ne venait jamais.
Quel héritage ai-je bien pu transmettre sans le perdre.
La beauté est de peu de prix, sinon
pour attirer plus vite le geôlier, Ô captive
parmi les saisons, le tonneau de choux
frais coupés sur la râpe aux premiers givres d’octobre
quand l’hirondelle soudain partie on se réveille
dans le premier silence de l’arrière-saison.
Les barques plates et noires sont amarrées
gondoles qui ne serviront jamais à des fêtes.
Odile, aidez le cœur quand il feuillette
dans l’album de photo les jaunes reflets
de printemps passés les sourires pour le principe.
Odile la plaine est sans merci. La nuit
se plaignent les grenouilles en peine de perpétuité.
La cigogne va glisser dans d’autres cheminées son long bec inconvenant
Le pommier a versé sur l’herbe ses dernières pommes
avant l’orage qui le brisera.
Parfois on partait en excursions dans les montagnes
montant depuis la gare de la vallée le sentier
qui souffle une haleine fraîche parmi les arbres.
Odile, les barques ne sont jamais parties
et l’on s’est fatigué d’attendre
l’héritage venu trop tard pour changer les vies gâchées.
L’horloge marche à gros sabots, la pendule
ancienne à gros sabots mesure la nuit qui
lentement dérive à peine comme une barque
obstinément amarrée contre la traction de l’eau noire.
Qu’il est dur de rompre l’amarre ! Qu’il est long
le temps pour la traction de l’eau d’arracher
la chaîne rouillée au bord des herbages brûlés.
Le tulle et la cretonne et le tussot
furent sous l’aiguille de la couturière en journée
des voiles dérisoires pour un départ toujours futur
tandis que gémissait le grand sapin dans le
soir de novembre où l’enfant fiévreux se plaint en rêve
de toutes les séparations vers lesquelles il grandit.
Odile, aidez-nous quand la jeunesse
à ne pas se perdre s’est gaspillée quand la nuit
comme jadis en travail craque vers un
matin vide parmi le silence soudain qui
suit le départ des hirondelles.
Doux nid si rond couleur de terre fait de
terre et de salive pendu sous l’aisselle du vieux toit
nid vide pour les sarcasmes des moineaux.
Ils n’ont pas su nous dire comment partir
mais seulement comment faire ces
longs ouvrages de notre captivité.
Il fallait bien pourtant garder le feu le toit
le grain la cave le grenier le buffet
Henri II le bahut breton le linoléum
garder la huche et l’armoire aux confitures
garder le lit pour lequel on broda
12 fois 12 initiales à fil de soie vermeille.
Il fallait bien pourtant attendre
la justification qui maintenant ne viendra plus
qui maintenant on ne verra plus. Ô enfant oublieux !
Le cœur à gros sabots arpente les prairies nocturnes
les mains ne peuvent plus retenir que cette seule main
longtemps désirée si longtemps lointaine le coeur
à gros sabots piétine sur la berge de l’eau lisse et
noire et lente qu’il faudra traverser bientôt.
Qui jamais est revenu de ces villages inimaginables ?
Tous ceux qui devant nous ont traversé
quand ont-ils réussi à se faire entendre
parmi le long gémissement des arbres tourmentés de vent
Pourtant, toute rivière a deux bords toute rivière
coule entre deux prairies. Je sais je crois
que mon Sauveur est vivant. Au bord du caveau vide
les soldats dorment comme des corps putréfiés déjà.
Ce long effort cette longue patience
quel jour ont-ils suivi que je ne verrai plus ?
quel fruit tardif quelle moisson longtemps ajournée
quelle vendange de raisins longtemps demeurés acides ?
Quel jardinier bizarre est le maitre qui
fait attendre à celui qui plante un arbre qu’il soit mort
avant de laisser mûrir le fruit.
9.10.56
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
Oncle Jean (29/10/2017)
La fin du jour (28/10/2018)
Bach en automne (29/10/2019)
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Cinq étapes d’un poème. I – II (04/04/2023)
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