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Le bar à poèmes
29 octobre 2023

Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : Cinq étapes d’un poème. III

Dadelsen-avec-camus[1]Jean-Paul de Dadelsen et Albert Camus

 

Cinq étapes d’un poème 

 

III

MORT DE LA FEMME DU PERCEPTEUR

 

     Le docteur a prescrit un tonique pour le cœur

     pour faire durer l’agonisante jusqu’à l’arrivée d’une fille distraite

     d’un fils longtemps aimé de loin.

 

     Le vent d’Italie qui descend des glaciers

     à peine tiédi vient tourmenter les branches du grand sapin

     qui gémissait déjà les soirs où venait la couturière.

 

     Il fut un temps où elle riait aux fenêtres

     d’une pension aux rives du Léman vouée à former des

     filles de famille copiant dans un cahier de poésies

     de Coppée et Sully Prudhomme le vase brisé.

 

     Jonas sa mère étant pauvrette et ancienne

     ses os déjà rongés allant aux eaux soigner en vain

     la sciatique qui cache un cancer

     Jonas descend le plateau vers le Rhin nocturne

     et troue de phares les bourgades préservées.

 

     C’est ici le lieu qu’il faut choisir. Il est tard.

 

     Schambadiss, gridawiss

     himmelbläu, katzegräu 

 

     Le vent par-dessus les glaciers accouru du désert

     vient à peine fraîchi tourmenter les branches du grand sapin

     Comment dormir quand tout est en travail et en

     peine de se perpétuer ?

 

     Sur les eaux lentes et lisses, les barques noires, les barques plates

     demain à lente gaffe poussées vers les foins sur la berge

     sont pareilles à l’âme indéfiniment amarrées

 

 

     L’année est lente avant de ramener

     la fille distraite, le fils longtemps aimé de loin

     les enfants qui riaient parmi ses bras

     écrivent rarement à la femme du percepteur.

 

               Odile, aidez-nous à ne pas accepter

               les longues nuits auprès de l’époux qui ronfle

               et sous son bonnet de coton accumule

               les intérêts des intérêts de ses longues prudences.

 

               Odile, qui parfois semblez nous faire signe

               quand après l’orage les villages sur la montagne

               brillent au-dessus des vignes

               à brefs éclairs de lointaines fenêtres heureuses,

               Odile, qui après la longue nuit avez trouvé

               la source qui fait voir, Odile, ne me laissez pas oublier

               la jeunesse l’album où l’on copiait des poésies,

               la broderie d’une longue aiguille encore pleine d’attente

               et mon sang frais se mêlait au fil rouge

               sur le drap écru parmi les coiffes et les

               cigognes au bec incongru.

 

               Viendra-t-il avec le vent plus rapide, de Milan, de Venise,

               de Tunis, l’enfant longuement souhaité.

               Parfois il a oublié le télégramme pour ma fête

               le baisers lettre suit qui ne venait jamais.

               Quel héritage ai-je bien pu transmettre sans le perdre.

 

La beauté est de peu de prix, sinon

pour attirer  plus vite le geôlier, Ô captive

parmi les saisons, le tonneau de choux

frais coupés sur la râpe aux premiers givres d’octobre

quand l’hirondelle soudain partie on se réveille

dans le premier silence de l’arrière-saison.

 

Les barques plates et noires sont amarrées

gondoles qui ne serviront jamais à des fêtes.

 

Odile, aidez le cœur quand il feuillette

dans l’album de photo les jaunes reflets

de printemps passés les sourires pour le principe.

 

Odile la plaine est sans merci. La nuit

se plaignent les grenouilles en peine de perpétuité.

La cigogne va glisser dans d’autres cheminées son long bec inconvenant

Le pommier a versé sur l’herbe ses dernières pommes

avant l’orage qui le brisera.

 

Parfois on partait en excursions dans les montagnes

montant depuis la gare de la vallée le sentier 

qui souffle une haleine fraîche parmi les arbres.

 

               Odile, les barques ne sont jamais parties

               et l’on s’est fatigué d’attendre

               l’héritage venu trop tard pour changer les vies gâchées.

 

               L’horloge marche à gros sabots, la pendule

               ancienne à gros sabots mesure la nuit qui

               lentement dérive à peine comme une barque

               obstinément amarrée contre la traction de l’eau noire.

 

               Qu’il est dur de rompre l’amarre ! Qu’il est long

               le temps pour la traction de l’eau d’arracher

               la chaîne rouillée au bord des herbages brûlés.

 

               Le tulle et la cretonne et le tussot

               furent sous l’aiguille de la couturière en journée

               des voiles dérisoires pour un départ toujours futur

               tandis que gémissait le grand sapin dans le

               soir de novembre où l’enfant fiévreux se plaint en rêve

               de toutes les séparations vers lesquelles il grandit.

 

               Odile, aidez-nous quand la jeunesse

               à ne pas se perdre s’est gaspillée quand la nuit

                    comme jadis en travail craque vers un

                    matin vide parmi le silence soudain qui

                    suit le départ des hirondelles.

 

                    Doux nid si rond couleur de terre fait de

                    terre et de salive pendu sous l’aisselle du vieux toit

                    nid vide pour les sarcasmes des moineaux.

 

                    Ils n’ont pas su nous dire comment partir

                    mais seulement comment faire ces

                    longs ouvrages de notre captivité.

 

 

                    Il fallait bien pourtant garder le feu le toit

                    le grain la cave le grenier le buffet

                    Henri II le bahut breton le linoléum

                    garder la huche et l’armoire aux confitures

                    garder le lit pour lequel on broda

                    12 fois 12 initiales à fil de soie vermeille.

 

                    Il fallait bien pourtant attendre

                    la justification qui maintenant ne viendra plus

                    qui maintenant on ne verra plus. Ô enfant oublieux !

 

               Le cœur à gros sabots arpente les prairies nocturnes

               les mains ne peuvent plus retenir que cette seule main

               longtemps désirée si longtemps lointaine le coeur

               à gros sabots piétine sur la berge de l’eau lisse et

               noire et lente qu’il faudra traverser bientôt.

 

               Qui jamais est revenu de ces villages inimaginables ?

               Tous ceux qui devant nous ont traversé

               quand ont-ils réussi à se faire entendre

               parmi le long gémissement des arbres tourmentés de vent

 

               Pourtant, toute rivière a deux bords toute rivière

               coule entre deux prairies. Je sais je crois

               que mon Sauveur est vivant. Au bord du caveau vide

               les soldats dorment comme des corps putréfiés déjà.

               Ce long effort cette longue patience

               quel jour ont-ils suivi que je ne verrai plus ?

               quel fruit tardif quelle moisson longtemps ajournée

               quelle vendange de raisins longtemps demeurés acides ?

 

               Quel jardinier bizarre est le maitre qui

               fait attendre à celui qui plante un arbre qu’il soit mort

               avant de laisser mûrir le fruit.

                                                                                                       9.10.56

 

Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes

Editions Gallimard (Poésie), 2005

Du même auteur :

 « Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)

Oncle Jean (29/10/2017)

La fin du jour (28/10/2018)

Bach en automne (29/10/2019)

Jonas, I : Invocation liminaire (29/10/2020)

Jonas. Fragments (29/10/2021)

La femme de Loth (04/04/2022)

Itinéraire de Londres à Valparaiso (29/10/2022)

Cinq étapes d’un poème. I – II (04/04/2023) 

Exercice pour le soir (04/04/2024)

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