Gabriela Mistral (1889 - 1957) : Choses / Cosas
Choses
à Max Daireaux
1
J’aime les choses que n’ai jamais eues
avec les autres que je n’ai plus :
Je touche une eau silencieuse,
immobile sur des prés frileux,
qui même sans vent frissonnait
dans le verger qui fut mon verger.
Je la vois comme je la voyais ;
elle me donne une étrange pensée,
et je joue, lente, avec cette eau
comme avec poisson ou avec mystère.
2
Je pense à un seuil où j’ai laissé
des pas joyeux que je n’ai plus,
et sur le seuil je vois une plaie
pleine de mousse et de silence.
3.
Je cherche un vers que j’ai perdu,
et qu’à mes sept ans m’avais dit
une femme faisant le pain
et moi, je vois sa sainte bouche.
4
Vient un arôme brisé en rafales ;
je suis bienheureuse si je le sens ;
si ténu qu’il n’est pas un arôme :
il est l’odeur des amandiers.
Il redonne enfance à mes sens ;
je lui cherche un nom sans y parvenir,
je hume l’air et je hume les lieux
cherchant des amandiers que je ne trouve.
5
Un fleuve bruisse toujours proche.
Depuis quarante ans je le sens.
Et c’est la chanson de mon sang
ou bien rythme qu’on me donna.
Ou le fleuve Elqui de mon enfance
que je remonte et passe à gué.
Jamais ne le perds ; sein contre sein,
comme deux enfants, nous nous tenons.
6
Quand je rêve à la Cordillère
je marche par des défilés,
et vais les écoutant, sans trêve,
un sifflement presque serment.
7
Je vois au terme du Pacifique
violacé mon archipel,
et d’une île, il m’est resté
une odeur âcre d’alcyon mort...
8
Et un dos, un dos grave et doux,
met fin au rêve que je rêve.
C’est au terme de mon chemin,
je me repose quand j’arrive.
C’est un tronc mort ou c’est mon père,
ce vague dos couleur de cendre.
Je ne questionne, ni le trouble.
M’étends tout près, me tais et dors.
9
J’aime une pierre de Oaxaca
ou du Guatemala ; j’en approche,
rouge et fixe comme mon visage
et dont la fissure rend un souffle
Quand je m’endors elle reste nue ;
ne sais pourquoi je la retourne.
Peut-être ne l’ai-je jamais eue
Et c’est mon sépulcre que je vois...
Traduit de l’espagnol par Irène Gayraud
In, Gabriela Mistral : « Essart »
Editions Unes, 2021
De la même autrice :
Pays de l’absence / País de la ausencia (14/0220/23)
Toutes nous allions être reines / Todas íbamos a ser reinas (14/02/2024)
Cosas
1
Amo las cosas que nunca tuve
con las otras que ya no tengo.
Yo toco un agua silenciosa,
parada en pastos friolentos,
que sin un viento tiritaba
en el huerto que era mi huerto.
La miro como la miraba;
me da un extraño pensamieto,
y juego, lenta, con esa agua
como con pez o con misterio.
2
Pienso en umbral donde dejé
pasos alegres que ya no llevo,
y en el umbral veo una llaga
llena de musgo y de silencio.
3
Me busco un verso que he perdido,
que a los siete años me dijeron.
Fue una mujer haciendo el pan
y yo su santa boca veo.
4
Viene un aroma roto en ráfagas;
soy muy dichosa si lo siento;
de tan delgado no es aroma,
siendo el olor de los almendros.
Me vuelve niños los sentidos;
le busco un nombre y no lo acierto,
y huelo el aire y los lugares
buscando almendros que no encuentro...
5
Un río suena siempre cerca.
Ha cuarenta años que lo siento.
Es canturía de mi sangre
o bien un ritmo que me dieron.
O el río Elqui de mi infancia
que me repecho y me vadeo.
Nunca lo pierdo; pecho a pecho,
como dos niños, nos tenemos.
6
Cuando sueño la Cordillera,
camino por desfiladeros,
y voy oyéndoles, sin tregua,
un silbo casi juramento.
7
Veo al remate del Pacífico
amoratado mi archipiélago
y de una isla me ha quedado
un olor acre de alción muerto...
8
Un dorso, un dorso grave y dulce,
remata el sueño que yo sueño.
Es el final de mi camino
y me descanso cuando llego.
Es tronco muerto o es mi padre
el vago dorso ceniciento.
Yo no pregunto, no lo turbo.
Me tiendo junto, callo y duermo.
9
Amo una piedra de Oaxaca
o Guatemala, a que me acerco,
roja y fija como mi cara
y cuya grieta da un aliento.
Al dormirme queda desnuda;
no sé por qué yo la volteo.
Y tal vez nunca la he tenido
y es mi sepulcro lo que veo...
Tala
Ediciones Sur, Buenos Aires,1938
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