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Le bar à poèmes
13 février 2025

Anne Sexton (1928 – 1974) : Fuis sur ton âne / Flee on your donkey

 

 

Fuis sur ton âne

 

 

« Ma faim, Anne, Anne,


Fuis sur ton âne...»


                                    Rimbaud

 

 

Parce qu’il n’y avait nulle part


où fuir,


je suis revenue sur la scène des sens en désordre,


revenue hier soir à minuit,


arrivée dans la nuit épaisse du mois de juin


sans bagages ni défenses,


abandonnant mes clefs de voiture et mon argent,


gardant juste un paquet  de cigarettes Salem


comme un enfant agrippe un jouet.


J’ai signé mon admission là où un étranger


aurait apposé son propre x d’encre


- car il s’agit d’un hôpital psychiatrique,


pas d’un enfantillage.

 

 

Aujourd’hui un interne a donné des coups à mes genoux,


testant mes réflexes.


Dans le passé j’aurais cligné de l’œil et quémandé de la came.


Aujourd’hui je suis extrêmement patiente.


Aujourd’hui les corbeaux jouent au blackjack


sur le stéthoscope.

 

 

Tout le monde m’a quittée


sauf ma muse


cette bonne infirmière.


Elle reste dans ma main


souris blanche et douce.

 

 

Les rideaux, indolents et délicats,


ondulent et voltigent et s’affaissent


comme les jupes victoriennes


de mes deux tantes célibataires

 

qui tenaient un magasin d’antiquités.

 

 

Des frelons ont été envoyés.


Telle des fleurs d’achillée, ils forment des grappes sur l’écran.


Des frelons, traînant leurs dards fins,


planent dehors, omniscients,


en persiflant : le frelon est informé.


Enfant je l’entendais


Mais que voulait-il dire ?

 


Le frelon est informé. !


Qu’est-il arrivé à Jack, Dock et Reggy ?


Qui se souvient de ce qui se cache dans le cœur de l’homme ?


Que voulait dire le Frelon vert avec son il est informé ?


A moins que j’aie mal compris ?


S’agit-il de l’ombre qui m’a vue


depuis la radio sur ma table de nuit ?

 

 

Maintenant c’est pin-pon, pin-pon, pin-pon !


alors que les dames de la pièce d’a côté


se chamaillent en se curant les dents.


Là-haut une fille se rétracte comme un escargot ;


dans une autre chambre quelqu‘un tente de manger un soulier. ;


pendant qu’un adolescent arpente


le couloir dans ses socquettes de tennis blanches.


Un nouveau docteur fait ses tournées


an vantant des tranquillisants, de l’insuline ou des chocs électriques


aux non initiés.

 

 

Six ans de telles préoccupations mesquines !


Six ans a faire la navette entre chez moi et cet endroit !


Ô ma faim ! Ma faim !


J’aurai pu faire deux fois le tour du monde


ou avoir d’autres enfants – tous des garçons.


C’était un long voyage contenant peu de jours


et aucun lieu nouveau.

 

 

Là-dedans,


c’est la même vieille bande,


la même scène effondrée.


L’alcoolique arrive avec ses clubs de golf.


La suicidée vient avec des cachets de secours


cousus dans l’ourlet de sa robe.


Les invités permanents n’ont rien à signaler.


Leurs visages sont encore menus


comme ceux de bébés atteints de jaunisse.

 

Entretemps,


ils ont emporté ma mère


emmaillotée dans des draps comme une vulgaire poupée,


bandé sa mâchoire et rempli ses orifices.


Mon père aussi. Emporté avec l’animosité infecte


dont d’autres femmes furent la pâture dans le Midwest.


Il est parti, ce vieil alcoolique guéri


aux pieds déformés et aux mains inutiles.


Il est parti en appelant son père


qui est mort tout seul il y a des lustres


- ce gros banquier que l’on a enfermé,


ses gênes suspendus comme des dollars,


enveloppé dans son secret,


bien attaché dans une camisole de force.

 

 

Mais toi, mon médecin, mon enthousiaste,

 


tu m’as promis un autre monde


pour me dire qui


j’étais.

 

 

J’ai passé la plupart du temps,


une étrangère,


damnée et en transe – cette petite cabane,


cet endroit nu aux veines bleues,


mes yeux fermés devant le bureau troublant,


des yeux fouillant mon enfance,


des yeux nouvellement coupés.


Des années d’indices


mis bout à bout – une histoire de cas en épisodes –


trente-trois années du même inceste terne


qui nous a nourris tous les deux.


Toi, mon analyste célibataire,


qui avais ion bureau rue Marlborough


que tu partageais avec ta mère


et qui arrêtais de fumer chaque Nouvel An,


tu étais le nouveau Dieu,


le maître de la Bible de Gédéon

 

 

J’étais ton élève de CE2


avec un bon point bleu sur mon front.


En transe, je pouvais adopter n’importe quel âge,


voix et gestes – tous à l’envers


comme une horloge de droguerie.


Eveillée, je mémorisais des rêves.


Les rêves entraient dans le ring


comme des lutteurs remplaçants,


chacun d’eux un mauvais pari


qui avait des chances de gagner


car il n’y en avait pas d’autre.

 

 

Je les fixais,


me concentrant sur l’abîme


comme quelqu’un qui regarde dans une carrière,


des kilomètres et des kilomètres plus bas,


mes mains tendues oscillants tels des crochets


pour extirper des rêves de leur cage.


Ô ma faim ! Ma faim !

 

 

Un jour,


devant ton bureau,


je suis tombée dans les pâmes


entre les voitures mal garées.


Je me suis jetée à terre,


feignant la mort pendant huit heures.


Je croyais avoir rendu l’âme


dans une tempête de neige.


Au-dessus de ma tête


des chaînes grinçaient comme des dents


en creusant des sillons dans la rue enneigée.


J’étais étendue là


comme un pardessus


que quelqu’un aurait jeté.


Tu m’as porté à l’intérieur,


maladroitement, tendrement,


avec l’aide de la secrétaire rousse


à la carrure de maître-nageur.


Mes chaussures,


je me souviens,


avaient disparus dans un tas de neige


comme si j’avais eu l’intention de ne plus marcher.

 

 

C’était l’hiver


de la mort de ma mère,


à moitié folle à cause de la morphine,


gonflée, à la fin,


comme une truie enceinte.


J’étais son mauvais œil rêveur.


En fait,


j’avais un couteau dans mon sac à main


- le bon couteau de chasse L. L Bean de mon mari.


Je n’étais pas sûre d’être capable de lacérer un pneu


ou de racler les tripes d’un rêve.

 

 

Tu m’a appris


à croire aux rêves


ainsi je les draguais.


Je les tenais comme une vieille femme qui a de l’arthrose aux doigts,


et les égouttais soigneusement


- ces tendres et sombres joujoux,


mystérieux surtout –


jusqu’à ce qu’ils s’endeuillent et s’affaiblissent.


Ô ma faim ! Ma faim !


J’étais celle


qui a ouvert la paupière chaude


comme un chirurgien


et enfanté des jeunes filles


pour qu’elles râlent comme des poissons.

 

 

Je t’ai raconté,


J’ai dit


- mais je mentais –


que le couteau était pour ma mère...


puis je lui ai donné naissance.

 

 

Les rideaux voltigent


et s’affaissent contre les barreaux.


Ils sont mes deux dames minces


appelées Blanche et Rose.


Dehors le jardin est aussi bien taillé


que dans une propriété de Newport.


Au loin, dans le champ,


quelque chose de jaune pousse.

 

 

Etait-ce le mois ou l’an passé


que l’ambulance a foncé comme un corbillard


avec ses sirène hurlant le suicide


- pin-pon, pin-pon, pin-pon ! –


un sifflement à midi qui n’a cessé d’insister sur la vie


en grillant les feux de circulation !

 

 

Je suis revenue


mais le désordre n’est plus ce qu’il était.


J’en ai perdu le fil !


L’innocence !


Ce patient sous son chapeau en forme de tuyau de poêle


avec ses blagues féroces, son sourire fou


- même lui, il paraît flou, petit et pâle.


Je suis revenue,


me suis réinternée,


fixée au mur comme une ventouse de salle de bain,


détenue comme une prisonnière


tellement indigente


qu’elle est tombée amoureuse de sa prison.

 

 

Debout près de cette fenêtre vétuste


je me plains de la soupe,


j’examine le terrain,


en m’autorisant cette vie gâchée.


Bientôt je lèverai le visage en guise de drapeau blanc,


et quand Dieu entrera dans le fort,


je ne cracherai ni vomirai sur son doigt.


Je le mangerai comme une fleur blanche.


Est-ce là le vieux truc, le délabrement,


le crâne qui attend sa dose


de courant électrique,

 

 

C’est de la folie


Mais c’est aussi une sorte de faim.


A quoi bon mes questions


dans cette hiérarchie de la mort


où s’engouffrent la terre et les pierres.


Pin-pon ! Pin-pon ! Pin-pon !


C’est à peine un festin.


C’est mon estomac qui me fait souffrir.

 

 

Retournez-vous, mes faims !


Pour une fois prenez une décision réfléchie.


Il y a des cerveaux qui pourrissent ici


telles des bananes noires.


Des cœurs sont devenus aussi plats que des assiettes.


Anne, Anne,


fuis sur âne,


fuis cet hôtel triste,


monte une bête poilue,


galope à reculons en appuyant

 

tes fesses sur son garrot,


adapte-toi d’une façon ou d’une autre à son trot gauche.


Chevauche


comme bon te semble !


Dans ce lieu tout le monde parle à sa propre bouche.


C’est cela que d’être fou.


Ceux que j’ai le plus aimés en sont morts


- de la maladie du fou.


                                              Juin 1962

 

 


Traduit de l’anglais par Sabine Huynh


In, Anne Sexton : « Tu vis ou tu meurs. Ouvres poétiques (1960 – 1969)


Editions des femmes Antoinette Fouque, 2022

 

 

Flee on Your Donkey

 

 

Because there was no other place


to flee to,


I came back to the scene of the disordered senses,


came back last night at midnight,


arriving in the thick June night


without luggage or defenses,


giving up my car keys and my cash,


keeping only a pack of Salem cigarettes


the way a child holds on to a toy.


I signed myself in where a stranger


puts the inked-in X's –


for this is a mental hospital,


not a child's game.

 

 


Today an intern knocks my knees,


testing for reflexes.


Once I would have winked and begged for dope.


Today I am terribly patient.


Today crows play black-jack


on the stethoscope.

 

 


Everyone has left me


except my muse,


that good nurse.


She stays in my hand,


a mild white mouse.

 

 


The curtains, lazy and delicate,


billow and flutter and drop


like the Victorian skirts


of my two maiden aunts


who kept an antique shop.

 

 


Hornets have been sent.


They cluster like floral arrangements on the screen.


Hornets, dragging their thin stingers,


hover outside, all knowing,


hissing: the hornet knows.


I heard it as a child


but what was it that he meant?


The hornet knows!


What happened to Jack and Doc and Reggy?


Who remembers what lurks in the heart of man?


What did The Green Hornet mean, he knows?


Or have I got it wrong?


Is it The Shadow who had seen


me from my bedside radio?

 

 


Now it's Dinn, Dinn, Dinn!


while the ladies in the next room argue


and pick their teeth.


Upstairs a girl curls like a snail;


in another room someone tries to eat a shoe;


meanwhile an adolescent pads up and down


the hall in his white tennis socks.


A new doctor makes rounds


advertising tranquilizers, insulin, or shock


to the uninitiated.

 

 


Six years of such small preoccupations!


Six years of shuttling in and out of this place!


O my hunger! My hunger!


I could have gone around the world twice


or had new children - all boys

.
It was a long trip with little days in it


and no new places.

 

 


In here,


it's the same old crowd,


the same ruined scene.


The alcoholic arrives with his gold culbs.


The suicide arrives with extra pills sewn


into the lining of her dress.


The permanent guests have done nothing new.


Their faces are still small


like babies with jaundice.

 

 


Meanwhile,


they carried out my mother,


wrapped like somebody's doll, in sheets,


bandaged her jaw and stuffed up her holes.


My father, too. He went out on the rotten blood


he used up on other women in the Middle West.


He went out, a cured old alcoholic


on crooked feet and useless hands.


He went out calling for his father


who died all by himself long ago –


that fat banker who got locked up,


his genes suspened like dollars,


wrapped up in his secret,


tied up securely in a straitjacket.

 

 


But you, my doctor, my enthusiast,


were better than Christ;


you promised me another world


to tell me who


I was.

 

 


I spent most of my time,


a stranger,


damned and in trance - that little hut,


that naked blue-veined place,


my eyes shut on the confusing office,


eyes circling into my childhood,


eyes newly cut.


Years of hints


strung out - a serialized case history –


thirty-three years of the same dull incest


that sustained us both.


You, my bachelor analyst,


who sat on Marlborough Street,


sharing your office with your mother


and giving up cigarettes each New Year,


were the new God,


the manager of the Gideon Bible.

 

 


I was your third-grader


with a blue star on my forehead.


In trance I could be any age,


voice, gesture - all turned backward


like a drugstore clock.


Awake, I memorized dreams.


Dreams came into the ring


like third string fighters,


each one a bad bet


who might win


because there was no other.

 

 


I stared at them,


concentrating on the abyss


the way one looks down into a rock quarry,


uncountable miles down,


my hands swinging down like hooks


to pull dreams up out of their cage.


O my hunger! My hunger!

 

 


Once, outside your office,


I collapsed in the old-fashioned swoon


between the illegally parked cars.


I threw myself down,


pretending dead for eight hours.


I thought I had died


into a snowstorm.


Above my head


chains cracked along like teeth


digging their way through the snowy street.


I lay there


like an overcoat


that someone had thrown away.


You carried me back in,


awkwardly, tenderly,


with help of the red-haired secretary


who was built like a lifeguard.


My shoes,


I remember,


were lost in the snowbank

                                       
as if I planned never to walk again.

 

 


That was the winter


that my mother died,


half mad on morphine,


blown up, at last,


like a pregnant pig.


I was her dreamy evil eye.


In fact,


I carried a knife in my pocketbook –


my husband's good L. L. Bean hunting knife


I wasn't sure if I should slash a tire


or scrape the guts out of some dream.  

 

 


You taught me


to believe in dreams;


thus I was the dredger.


I held them like an old woman with arthritic fingers,


carefully straining the water out –


sweet dark playthings,


and above all, mysterious


until they grew mournful and weak.


O my hunger! My hunger!


I was the one


who opened the warm eyelid


like a surgeon


and brought forth young girls


to grunt like fish.

 

 


I told you,


I said –


but I was lying –


that the kife was for my mother . .


and then I delivered her.

 

 


The curtains flutter out


and slump against the bars.


They are my two thin ladies


named Blanche and Rose.


The grounds outside


are pruned like an estate at Newport


Far off, in the field,


something yellow grows.

 

 


Was it last month or last year


that the ambulance ran like a hearse


with its siren blowing on suicide –


Dinn, dinn, dinn! –


a noon whistle that kept insisting on life


all the way through the traffic lights?

 

 


I have come back


but disorder is not what it was.


I have lost the trick of it!


The innocence of it!


That fellow-patient in his stovepipe hat


with his fiery joke, his manic smile –


even he seems blurred, small and pale.


I have come back,


recommitted,


fastened to the wall like a bathroom plunger,


held like a prisoner


who was so poor


he fell in love with jail.

 

 


I stand at this old window


complaining of the soup,


examining the grounds,


allowing myself the wasted life.


Soon I will raise my face for a white flag,


and when God enters the fort,


I won't spit or gag on his finger.


I will eat it like a white flower.


Is this the old trick, the wasting away,


the skull that waits for its dose


of electric power?

 

 


This is madness


but a kind of hunger.


What good are my questions


in this hierarchy of death


where the earth and the stones go


Dinn! Dinn! Dinn!


It is hardly a feast.


It is my stomach that makes me suffer.

 

 


Turn, my hungers!


For once make a deliberate decision.


There are brains that rot here


like black bananas.


Hearts have grown as flat as dinner plates.

 

 


Anne, Anne,


flee on your donkey,


flee this sad hotel,


ride out on some hairy beast,


gallop backward pressing


your buttocks to his withers,


sit to his clumsy gait somehow.


Ride out


any old way you please!


In this place everyone talks to his own mouth.


That's what it means to be crazy.


Those I loved best died of it –


the fool's disease.

 

 

 

Live or Die


Houghton Mifflin Harcourt Company, Boston (USA), 1966

 


Poème précédent en anglais :


Walt Whitman : Chanson de la hache à large lame / Song of the broad-axe (28/01/2025)

 

Poème suivant en anglais 

:
Alicia Suskin Ostriker : Becky et Benny à Far Rockaway / Beck et Benny in Far Rockaway (15/03/2025

 

 

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