Benjamin Fondane / Fundoianu (1898 – 1944) : Tristan et Yseut
Tristan et Yseut
I
Pâris et Hélène sonore . Un reflet
Tristan et Yseut qu’un miroir avorte,
Au temps du poème ou le feu follet
votre nom m’émeut. d’une vieille aorte
Ont-ils existé ? Ainsi va la vie :
Bulles de langage ? de tout cœur qui rompt
D’eux, il n’est resté il n’est de survie
que ce pur orage qu’un poème prompt
à cueillir l’haleine,
Tristan et Yseut !
Pâris et Hélène !
Valait-il la peine
d’aimer – pour si peu ?
II
à Humbert Wolfe
ET MOURURENT PÄRIS ET HELENE !
Amour nu et tendre, Oui, vous vous aimâtes !
tu vins tout d’un coup, Votre feu, brûla...
comme faim qui entre Ce fut une date
au ventre du loup. en ces âges-là.
D’être mort – ou morte – Quoi ! de l’éphémère
sur un bas-relief jeter l’ancre en Dieu !
ça vaut-il le bref Effacer de terre
temps que neige emporte l’heure de l’Adieu ?
de joies, de griefs ?
Que leur chair fut belle, - Frêles équipages,
mais que l’esprit, fol fières unités,
de crier, rebelle : naufragés au large
« Temps, suspends ton vol ! » de l’éternité
Il en est que l’art
prend dans son éponge.
Epoux de brouillard !
Epaves de songe !
III
Larmes, sang, urée Enfin il coula.
(rien, du rien jailli) Dieu, la page blanche !
vous avez failli Sous son avalanche
vaincre la Durée - ni sapin ni planche –
votre corps roula,
Le Temps, en effet roula jusqu’à l’aine,
- est-ce un sortilège ? en l’oubli vaseux...
fut pris au filet Tristan et Yseut,
et dit : « Coulerais-je ? » Pâris et Hélène...
(couler est son fait) (1)
(1). Il n’avait jamais
vu dans une cage
de fauves si frais ;
il en oubliait
de tourner la page.
IV
« Le poème reste ! » Mais nous tous que meut
dites-vous – C’est vrai ! la fable incertaine,
Brave lait modeste Tristan et Yseut,
de l’enfant sevré. Pâris et Hélène,
Il garde enfoui s’il faut que l’attrait
au creux de son vase de ce monde meure
tout l’évanoui - qu’est-ce que ça fait
d’un monde ébloui que le vers demeure
qui n’a pas de base.
aux dépens de l’heure
dont il boit le lait ?
V
Et je pense à ceux Ils n’ont point connu,
que la guerre essaime, fauchés dans leur herbe
os à peine vieux vive, le cri nu,
âmes qu’on écrème. éhonté, superbe,
du cœur retenu.
... le calme que pose
la mort, sur leurs traits ?
sans qu’on ait sur eux - Nénuphars, vos roses
penché le poème. couvrent le marais.
Qu’était votre peine
quand on songe à eux,
Tristan et Yseut,
Pâris et Hélène ?
VI
Oui, le vers est là : quand, au cœur, les appas
anapeste, iambe. de ce monde flambent
Ca vous fait, n’est-ce pas, ça vous fait, n’est-ce pas,
une belle jambe. une belle jambe.
qu’un génie heureux
de couler vos cœurs mais à court d’haleine
dans la terre louche, ouvre vos aveux
comme un fruit qui meurt telle des huîtres pleines
dans la bouche, dans ses porcelaines ?
quand d’autres vivants ... n’êtes-vous qu’un peu
viennent par ondées de fable ancienne
vivre sous le vent, où puise qui veut ?
au nez du savant Pâris et Hélène
spondée, Tristan et Yseut ?
VII
Merveilleuse Hélène, - Epouses fidèles
adorable Yseult, d’éternels barbons,
fleurs de nuit, phalènes duvets de chardons
dont a soif le feu qui faisaient fi d’elles,
(oui, ça me repose, quel fut votre drame
par le temps qui court, quand il vint, vivant,
d’ouvrir au discours ouvrir le sésame (1)
une écluse rose, ... Pâris ou Tristan ?
et, sans me fier, et quel votre risque,
aux filtres et baumes, quand le cœur surpris
de photographier de son propre cri
ces charmants fantômes) accueilli le disque
... Tristan - ou Pâris ?
(poème baroque ; Oui, votre chanson
OUT OF DATE – je sais ; pour son aire d’aigle
mais qu’on est pressé n’eut point de rançon
de changer d’époque (2) ! à payer aux Règles.
Vous avez vécu Vous avez vécu
et tenu l’affiche, certes ! Sous ce tendre
prenant pour fétu c’est, d’un feu vécu,
rime et hémistiche, l’authentique cendre.
enjambant le vers, - Ai-je fait de même ?
ouvrant la fenêtre, Me suis-je vraiment
dans un univers enterré vivant
qui n’a pas de mètre. au cœur du poème
... de l’âme trop pleine
le vers sonne creux !
Pâris et Hélène
Tristan et Yseut.
(1). Votre cœur, Madame.
(2). « Vous faites la roue ! – Je suis trop acteur au ballet qu’on joue de sang et d’horreur, pour
chanter ce thème, ce thème ! Ah ! laissez-moi donc prendre le wagon au temps du poème ! »
VIII
Mais vous êtes morts ! Je n’eus rien à moi
Et mon vers demeure que sanglot et nombre ;
(Si c’est là un leurre vous eûtes la proie ;
que le prix fut fort !) je n’ai eu que l’ombre.
Oui, je n’ai été - Erreur ? – Il se peut !
que ton lait terrible - Etait-ce la peine ?
dure sainteté - Juge qui nous veut !
de l’intelligible ! Il soleille et pleut
sur la route humaine,
corps, esprit de peu,
dentelle incertaine
dans la main de Dieu,
Tristan et Yseut !
IX
« And all for nothing !
For Hecuba ! »
HAMLET
Et tout ca pour rien : Que vous fait de n’être
êtres de salive ! que ce qui n’est pas
Banale lessive si, néant, tu n’as
de l’historien. pour périr et naître
que mon canevas ?
Que m’êtes-vous donc,
et moi que vous suis-je,
que me fait ce don - Piètre historien ?
votre cœur s’afflige Maigre dramaturge ?
- brise qui vous rompt - Suis-je un démiurge ?
- prise d’Ilion ? pour créer de rien ?
... de l’huile à baleine
ça éclaire peu
Tristan et Yseut !
Pâris et Hélène
X
Si, pourtant, le cœur si vraiment le Dict
garde son histoire,, n’est qu’un vent du Geste,
si de ce qui meurt, Homère qu’un bruit
il y a mémoire, et Villon qu’un zeste,
si le temps têtu s’il reste la marque
se souvient du moindre du flot sur le flot,
cil, qui fut battu et si tout sanglot
au pays du Tendre, pèse son Plutarque,
si, pour naviguer il n’est point besoin
dans l’esprit des hommes de vivre en ermite
(qui de nous, en somme ni d’être un témoin,
n’y a pas brigué ?), du Myrhe
... J’ai perdu ma peine !
Que n’ai-je, homme creux
fait aussi comme eux
Pâris et Hélène
Tristan et Yseut !
Le mal des fantômes
Editions Verdier, 11220 Lagrasse, 2006
Du même auteur :
Ulysse (04/11/2015)
Le mal des fantômes (04/11/2016)
L’Exode - Super Flumina Babylonis (04/11/2017)
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