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Le bar à poèmes
16 juin 2024

Maximilian Volochine / Максимилиа́н Алекса́ндрович Кирие́нко-Воло́шин (1877- 1932) : L’Apprenti

 

L’Apprenti

 

Il me fut dit :

Non pas joueur de flûte lumineux

Qui enfile ses mots vastes et larges

Sur l’ouragan de cordes qui vous bercent l’âme –

Tu seras apprenti

Dans le métier sacré des mots,

Tu seras forgeron

Des mots têtus

Pour dégager, enfouis dans leur matière,

Leur couleur et leur goût, leur odeur, leurs mesures, -

Tu te feras

 L’enclume et le creuset,

Le monnayeur, le ciseleur des roches.

Le vers, c’est l’absolu, le bloc, l’inévitable,

C’est l’être concentré...

Pas de frontière entre poème et prose :

Le discours dans lequel chaque mot

Est refondu, poli, re-nivelé

Par la râpe et l’esprit, la flamme et la patience,

Devient strophe lyrique

Fût-ce une page de Tacite

Ou le texte de bronze de la loi.

L’esprit et le métier n’ont qu’un chemin :

Se limiter eux-mêmes.

Pour apprendre à sentir,

Tu devras renoncer

Aux joies de l’émotion des sens,

Puis renoncer aux sentiments

Pour concentrer ta volonté,

Puis à ta volonté

Pour parvenir à renoncer à ta conscience.

Quand tu sauras éteindre en toi ta force de conscience

Alors,

Du fond de ton silence pourra naître

Un mot

Qui portera

Les émotions, la volonté et la conscience,

Tous les frissons, la plénitude de la vie.

Mais sache que toute nouvelle

Incarnation

Abrégera ta vie possible :

Et l’art n’existe

Que par le sang des sacrifices que tu offres.

Tu deviendras le Vagabond

Dans les sentiers mages d’Asie Centrale

Et des mers du Levant

Pour brûler ton esprit aux forges du savoir,

Pour éprouver l’état de fils et d’orphelin

Sur la muette et misérable terre.

Ton âme passera l’épreuve et le baptême

De la Passion

Et les mensonges troubles

Des visages du ciel dans le miroir des eaux,

Tu te perdras

Dans la forêt des sentiments contraires,

Des noirs brasiers, des incendies du monde.

Tu apprendras la force d’attraction

Des astres, des planètes qui gouvernent...

Ainsi te libérant

D’un « je » mesquin et sans mémoire

Tu comprendras que tous les phénomènes

Ne sont que signes

Qui vont t’aider à te ressouvenir de toi,

Pour retisser, fil après fil,

Ton âme effilochée le long des jours.

 

Et là, quand tu auras compris

Que tu n’es pas un enfant de la terre,

Tu es un hôte du cosmos

Et les soleils et les étoiles et meurent

A l’intérieur de toi,

Qu’autour de toi, partout, dans l’être et dans les choses,

Souffre le Verbe

Qui les appelle à être,

Et que tu viens pour libérer les noms,

Tu viens pour reconnaître

Les souffles prisonniers dans la matière –

Quand tu auras compris que l’homme est né

Pour fondre dans ce monde

De la Raison et de l’inévitable

Un univers de Liberté, d’Amour,

C’est seulement alors

Que tu seras un Maître

 

24 juin1917,

Koktébel

 

 

Traduit du russe par André Markowicz,

In, Marina Tsvétaïeva et Maximilian Volochine : « De vie à vie »

Editions Mesures, 2023

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