Maximilian Volochine / Максимилиа́н Алекса́ндрович Кирие́нко-Воло́шин (1877- 1932) : L’Apprenti
L’Apprenti
Il me fut dit :
Non pas joueur de flûte lumineux
Qui enfile ses mots vastes et larges
Sur l’ouragan de cordes qui vous bercent l’âme –
Tu seras apprenti
Dans le métier sacré des mots,
Tu seras forgeron
Des mots têtus
Pour dégager, enfouis dans leur matière,
Leur couleur et leur goût, leur odeur, leurs mesures, -
Tu te feras
L’enclume et le creuset,
Le monnayeur, le ciseleur des roches.
Le vers, c’est l’absolu, le bloc, l’inévitable,
C’est l’être concentré...
Pas de frontière entre poème et prose :
Le discours dans lequel chaque mot
Est refondu, poli, re-nivelé
Par la râpe et l’esprit, la flamme et la patience,
Devient strophe lyrique
Fût-ce une page de Tacite
Ou le texte de bronze de la loi.
L’esprit et le métier n’ont qu’un chemin :
Se limiter eux-mêmes.
Pour apprendre à sentir,
Tu devras renoncer
Aux joies de l’émotion des sens,
Puis renoncer aux sentiments
Pour concentrer ta volonté,
Puis à ta volonté
Pour parvenir à renoncer à ta conscience.
Quand tu sauras éteindre en toi ta force de conscience
Alors,
Du fond de ton silence pourra naître
Un mot
Qui portera
Les émotions, la volonté et la conscience,
Tous les frissons, la plénitude de la vie.
Mais sache que toute nouvelle
Incarnation
Abrégera ta vie possible :
Et l’art n’existe
Que par le sang des sacrifices que tu offres.
Tu deviendras le Vagabond
Dans les sentiers mages d’Asie Centrale
Et des mers du Levant
Pour brûler ton esprit aux forges du savoir,
Pour éprouver l’état de fils et d’orphelin
Sur la muette et misérable terre.
Ton âme passera l’épreuve et le baptême
De la Passion
Et les mensonges troubles
Des visages du ciel dans le miroir des eaux,
Tu te perdras
Dans la forêt des sentiments contraires,
Des noirs brasiers, des incendies du monde.
Tu apprendras la force d’attraction
Des astres, des planètes qui gouvernent...
Ainsi te libérant
D’un « je » mesquin et sans mémoire
Tu comprendras que tous les phénomènes
Ne sont que signes
Qui vont t’aider à te ressouvenir de toi,
Pour retisser, fil après fil,
Ton âme effilochée le long des jours.
Et là, quand tu auras compris
Que tu n’es pas un enfant de la terre,
Tu es un hôte du cosmos
Et les soleils et les étoiles et meurent
A l’intérieur de toi,
Qu’autour de toi, partout, dans l’être et dans les choses,
Souffre le Verbe
Qui les appelle à être,
Et que tu viens pour libérer les noms,
Tu viens pour reconnaître
Les souffles prisonniers dans la matière –
Quand tu auras compris que l’homme est né
Pour fondre dans ce monde
De la Raison et de l’inévitable
Un univers de Liberté, d’Amour,
C’est seulement alors
Que tu seras un Maître
24 juin1917,
Koktébel
Traduit du russe par André Markowicz,
In, Marina Tsvétaïeva et Maximilian Volochine : « De vie à vie »
Editions Mesures, 2023