Adonis (1930 -) /أدونيس : Le charmeur de poussière (1)
Adonis dans sa bibliothèque, à Paris
Le charmeur de poussière
PSAUME
Je porte mon abîme et je marche. J’anéantis les chemins qui s’achèvent, j’ouvre
les chemins longs comme l’air, comme la poussière, créant de mes pas des
ennemis, des ennemis à ma mesure. L’abîme est mon oreiller, les ruines sont
mes intercesseurs.
En vérité, je suis la mort.
Les oraisons funèbres sont mes formules. J’efface et j’attends qui m’effacera.
Aucune déviation dans ma fumée et dans mes sortilèges. Ainsi je vis dans la
mémoire de l’air.
Je découvre à notre époque une cadence et un timbre
(époque qui s’effrite comme le sable et se soude comme le métal, époque de
nuages nommés troupeaux, de plaques de tôle nommées cerveaux, époque de
soumission et de mirages, de marionnettes et d’épouvantails, époque de
l’instant glouton, époque d’une chute sans fond).
Je n’ai pas d’artère pour cette époque. Je suis dispersé et rien ne me rassemble.
Je crée une ardeur semblable au râle du léviathan.
Je vis secrètement dans le sein d’un soleil à venir. Je me protège avec l’enfance
de la nuit, abandonnant ma tête sur le genou du matin. Je m’échappe et j’écris
les livres de l’exode. Aucune promesse ne m’attend.
Je suis prophète et semeur de doute.
Je pétris la levure de la chute. Je laisse le passé à son déclin et fixe mon choix
sur moi-même. J’aplatis l’époque et je la roule. Je l’appelle : ô géant
monstrueux, ô monstre géant. Et je ris et je pleure.
Je suis argument contre l’époque.
J’efface les traces et les taches de mon être intérieur. Je le lave, je le nettoie, je
fais place nette. Ainsi je vis au plus profond de moi-même.
Mes veines me nourrissent d’un épanchement de sang et il n’y a pas de place
pour moi parmi les morts. La vie est ma victime et je ne sais comment mourir –
mon temps est caché, il est sous mes yeux. Hier je suis entré dans le rite des
vagues et l’eau était ma flamme.
Je me hâte, car la mort me poursuit qui mobilise ses vents entre mes yeux. Je
ris avec elle et je pleure dans le battement de mes cils. Ah ! mort bouffonne,
mort pleureuse !
Je sais que je suis au coeur de la mort, que je tapisse la tombe, que je bute sur
les mots. Mais je vis - d’autres que moi le savent.
J’attaque, je déracine, je passe, je défie. Là où je suis passé tombent les
cataractes d’un autre monde. Là où je passe est la mort, la voie sans issue.
Je demeurerai ainsi – enclos par moi-même.
LA BLESSURE
1
Les feuilles qui dorment sous le vent
sont navire pour la blessure
Le temps périssable est gloire de la blessure
et les arbres qui poussent sous nos cils
sont lac pour la blessure
La blessure est dans les passerelles
quand la tombe s’allonge
quand la patience se prolonge
entre les rives de notre amour, de notre mort
Et la blessure est signe –
elle est dans les traversées
2
A une langue de sonneries jugulées
je livre la joie de la blessure
Aux pierres venant de loin
au monde aride, à l’aridité
au temps porté sur une civière de glace
j’allume le feu de la blessure
Et quand l’Histoire brûlera dans mes vêtements
que les ongles bleus pousseront dans mes livres
et que je crierai au jour :
Qui es-tu, qui t’a jeté dans mes cahiers
dans ma terre vierge ?
Je verrai dans mes cahiers
dans ma terre vierge
deux yeux de poussière
j’entendrai une voix clamer :
Je suis la blessure qui se forme et s’agrandit
dans ton histoire étroite
3
Je t’ai nommé nuage
ô blessure, tourterelle du départ
Je t’ai nommé plume et livre
et me voici entamant un dialogue
avec la langue engloutie
dans les îles en partance
dans l’archipel de la chute ancienne
Me voici enseignant le dialogue
au vent et aux palmiers
Ô blessure, tourterelle du départ
4
Si m’appartenaient au pays des rêves et des miroirs
les espaces portuaires
si j’avais un navire
si j’avais les vestiges d’une cité
si j’avais une cité dans la patrie des enfants
et des pleurs
j’aurais fusionné tout cela pour la blessure
en un chant qui telle une lance transpercerait
les arbres, les pierres et le ciel
chant velouté comme l’eau
rétif et atterré comme la victoire
5
Sois pluie sur nos déserts
ô monde paré du rêve et de la nostalgie
Sois pluie mais agite-nous
nous, palmiers de la blessure
et casse pour nous deux branches
d’arbres amoureux du silence de la blessure
d’arbres qui veillent sur la blessure
cils et mains recourbés
Ô monde paré du rêve et de la nostalgie
monde qui t’échoues sur mon front
dessiné comme la blessure
ne t’approche pas – plus proche que toi est la blessure
ne me tente pas - plus belle que toi est la blessure
Et cette magie projetée par tes yeux
sur les royaumes ultimes
la blessure l’a distancée
Elle est passée
ne laissant derrière elle
ni île ni voile tentatrice
MORT D’UN DIEU
Un dieu est mort
tombé de là-haut
du crâne du ciel
Dans la terreur et la désolation
dans le désespoir des espaces déserts
peut-être un autre dieu surgira-t-il
de mes profondeurs
Peut-être
La terre est pour moi un lit
et une épouse
et l’univers s’incline
L’ERRANCE
Errant, je lance mon visage au matin, à la poussière
Je le lance à la folie
Mes yeux sont d’herbe et d’incendie
mes yeux, drapeaux et migrateurs
Errant, je lance mon visage au matin, à la poussière
Né au terme du chemin je crie
(et crient avec moi le chemin et la poussière !)
« Dieu qu’elle est belle l’errance où m’emporte mon visage
l’errance où je déborde de flammes
Ô tombe, ma fin à l’orée du printemps »
PIERRE
J’adore cette pierre paisible
J’ai vu mon visage dans ses veinures
J’y ai vu ma poésie perdue
LA CHUTE
Je vis entre feu et peste
avec mon langage, avec ces mondes muets
Je vis dans le jardin des pommes et du ciel
dans le bonheur premier et la prostration
Devant Eve
maître de ces arbres maudits
maître des fruits
je vis entre nuages et étincelles
dans une pierre qui pousse
dans un livre qui enseigne les mystères et la chute
DIALOGUE
- Qui es-tu ? Qui choisis-tu, Mihyar ?
Où que tu ailles tu rencontreras Dieu
ou l’abîme satanique
Un abîme va, un abîme vient
et le monde n’est que choix
- Je ne choisis ni Dieu ni diable
Tous deux sont muraille
Tous deux obturent mes yeux
Echangerai-je un mur pour un autre ?
Mon incertitude est celle de celui qui illumine
de celui qui sait toute chose.
LA LANGUE DE LA FAUTE
Je brûle mon héritage
Je dis – ma terre est vierge
ma jeunesse n’a pas de tombe
Je dépasse Dieu et Satan
(mon chemin va plus loin)
Je traverse mon livre
dans le cortège de la foudre étincelante
dans le cortège de la foudre verte
Je clame : point de paradis
point de chute après moi
Et j’efface la lange de la faute
ROI DES VENTS
L’extrême limite est ma bannière
sans fraternité ni rencontres
L’extrême limite est mon chant
Me voici mobilisant les fleurs
donnant l’alerte aux arbres
Je déploie les colonnades du ciel
et j’aime, je vis, je nais dans mes paroles
Me voici ameutant les papillons
sous l’étendard du matin
faisant croître les fruits
séjournant avec la pluie dans les nuages et leurs cloches
dans les mers
Et voici que je largue les étoiles
laissant tomber l’ancre
et m’intronisant
roi des vents
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Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski
In, Adonis : « Chants de Mihyar le Damascène »
Editions Sindbad / Actes Sud, 1995
PSAUME
Je porte mon abîme et je marche. J’abolis les chemins qui s’éloignent, j’ouvre
les chemins longs comme l’air et la terre – je crée de mes pas des ennemis à
moi, des ennemis à ma mesure. L’abîme est mon oreiller et les ruines sont mes
intercesseurs.
Je suis la mort, à vrai dire.
Les éloges funèbres sont mes formules - J’efface et j’attends celui qui
m’efface. Il n’y a d’irrégularité ni dans ma fumée, ni dans ma magie. Ainsi je
vis dans la mémoire de l’air.
Je découvre une inflexion et un timbre nasillard propres à notre époque -
(Une époque qui s’effrite comme le sable et se soude comme le zinc, époque de
nuages nommés troupeaux et de cartes métalliques nommées cerveaux.
Epoque de soumission et de mirages, époque de marionnettes et
d’épouvantails, époque de l’instant dévorant, époque de descente sans fond).
Mais je n’ai pas d’artère pour cette époque - Je suis éparpillé et rien ne me
rassemble.
Je crée un désir semblable au souffle du dragon.
Je vis caché dans le giron d’un soleil à venir. Je me protège avec l’enfance de
la nuit en abandonnant ma tête sur le genou du matin. Je pars et j’écris les
livres de l’exode, sans qu’un seul rendez-vous ne m’attende.
Je suis prophète et je doute.
Je pétris la levure de la chute, je laisse le passé à sa chute et je porte mon choix
sur moi-même. Je donne à l’époque une forme ovale puis je l’aplatis et je lui
fais un revêtement, je l’appelle - ô gigantesque avorton ô avorton gigantesque
et je ris et je pleure.
Je suis argument contre l’époque.
J’efface les traces et les taches en moi. Je lave mon intérieur, je le laisse vide
et propre
Ainsi je vis en mon tréfonds.
Mes veines se nourrissent de l’hémorragie, je n’ai pas ma place parmi les
morts. La vie est une victime et je ne sais mourir – mon temps est recélé
derrière mes yeux, hier je suis entré dans le rituel des vagues et l’eau était ma
flamme.
Je suis pressé - la mort me poursuit amassant ses vents entre mes yeux.
Je ris avec elle et je pleure en battant les cils - Ah ! Mort histrionique,
mort pleureuse.
Je sais que je suis dans la fissure de la mort, je tapisse la tombe et je nasille,
mais je suis vivant – les autres le savent.
J’attaque et je déracine je passe et j’ignore. Là où je passe, tombe une
cascade d’un autre monde, là où je passe se trouvent la mort et la voie sans
issue,
Je demeurerai ainsi – enclos par moi-même.
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Traduit de l’arabe par Saleh Diab
in, « Poésie syrienne contemporaine. Edition bilingue »
Le Castor Astral, éditeur, 2018
Du même auteur :
l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)
Au nom de mon corps (23/05/2018)
Chronique des branches (23/05/2019)
Corps, 1et 2 (23/05/2020)
Corps, 3 (23/05/2021)
Corps, 5 (23/05/2022)
Corps, 6 (23/05/2023)