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Le bar à poèmes
23 mai 2024

Adonis (1930 -) /أدونيس : Le charmeur de poussière (1)

 

Adonis dans sa bibliothèque, à Paris

 

Le charmeur de poussière

 

PSAUME

Je porte mon abîme et je marche. J’anéantis les chemins qui s’achèvent, j’ouvre

les chemins longs comme l’air, comme la poussière, créant de mes pas des

ennemis, des ennemis à ma mesure. L’abîme est mon oreiller, les ruines sont

mes intercesseurs.

 

En vérité, je suis la mort.

 

Les oraisons funèbres sont mes formules. J’efface et j’attends qui m’effacera.

Aucune déviation dans ma fumée et dans mes sortilèges. Ainsi je vis dans la

mémoire de l’air.

 

Je découvre à notre époque une cadence et un timbre

 

(époque qui s’effrite comme le sable et se soude comme le métal, époque de

nuages nommés troupeaux, de plaques de tôle nommées cerveaux, époque de

soumission et de mirages, de marionnettes et d’épouvantails, époque de

l’instant glouton, époque d’une chute sans fond).

 

Je n’ai pas d’artère pour cette époque. Je suis dispersé et rien ne me rassemble.

 

Je crée une ardeur semblable au râle du léviathan.

 

Je vis secrètement dans le sein d’un soleil à venir. Je me protège avec l’enfance

de la nuit, abandonnant ma tête sur le genou du matin. Je m’échappe et j’écris

les livres de l’exode. Aucune promesse ne m’attend.

 

Je suis prophète et semeur de doute.

 

Je pétris la levure de la chute. Je laisse le passé à son déclin et fixe mon choix

sur moi-même. J’aplatis l’époque et je la roule. Je l’appelle : ô géant

monstrueux, ô monstre géant. Et je ris et je pleure.

 

Je suis argument contre l’époque.

 

J’efface les traces et les taches de mon être intérieur. Je le lave, je le nettoie, je

fais place nette. Ainsi je vis au plus profond de moi-même.

 

Mes veines me nourrissent d’un épanchement de sang et il n’y a pas de place

pour moi parmi les morts. La vie est ma victime et je ne sais comment mourir –

mon temps est caché, il est sous mes yeux. Hier je suis entré dans le rite des

vagues et l’eau était ma flamme.

 

Je me hâte, car la mort me poursuit qui mobilise ses vents entre mes yeux. Je

ris avec elle et je pleure dans le battement de mes cils. Ah ! mort bouffonne,

mort pleureuse !

 

Je sais que je suis au coeur de la mort, que je tapisse la tombe, que je bute sur

les mots. Mais je vis - d’autres que moi le savent.

 

J’attaque, je déracine, je passe, je défie. Là où je suis passé tombent les

cataractes d’un autre monde. Là où je passe est la mort, la voie sans issue.

 

Je demeurerai ainsi – enclos par moi-même.

 

LA BLESSURE

1

Les feuilles qui dorment sous le vent

sont navire pour la blessure

Le temps périssable est gloire de la blessure

et les arbres qui poussent sous nos cils

sont lac pour la blessure

 

La blessure est dans les passerelles

quand la tombe s’allonge

quand la patience se prolonge

entre les rives de notre amour, de notre mort

Et la blessure est signe –

elle est dans les traversées

2

A une langue de sonneries jugulées

je livre la joie de la blessure

Aux pierres venant de loin

au monde aride, à l’aridité

au temps porté sur une civière de glace

j’allume le feu de la blessure

Et quand l’Histoire brûlera dans mes vêtements

que les ongles bleus pousseront dans mes livres

et que je crierai au jour :

Qui es-tu, qui t’a jeté dans mes cahiers

dans ma terre vierge ?

Je verrai dans mes cahiers

dans ma terre vierge

deux yeux de poussière

j’entendrai une voix clamer :

Je suis la blessure qui se forme et s’agrandit

dans ton histoire étroite

 

3

Je t’ai nommé nuage

ô blessure, tourterelle du départ

Je t’ai nommé plume et livre

et me voici entamant un dialogue

avec la langue engloutie

dans les îles en partance

dans l’archipel de la chute ancienne

Me voici enseignant le dialogue

au vent et aux palmiers

Ô blessure, tourterelle du départ

4

Si m’appartenaient au pays des rêves et des miroirs

les espaces portuaires

si j’avais un navire

si j’avais les vestiges d’une cité

si j’avais une cité dans la patrie des enfants

et des pleurs

j’aurais fusionné tout cela pour la blessure

en un chant qui telle une lance transpercerait

les arbres, les pierres et le ciel

chant velouté comme l’eau

rétif et atterré comme la victoire

 

5

Sois pluie sur nos déserts

ô monde paré du rêve et de la nostalgie

Sois pluie mais agite-nous

nous, palmiers de la blessure

et casse pour nous deux branches

d’arbres amoureux du silence de la blessure

d’arbres qui veillent sur la blessure

cils et mains recourbés

 

Ô monde paré du rêve et de la nostalgie

monde qui t’échoues sur mon front

dessiné comme la blessure

ne t’approche pas – plus proche que toi est la blessure

ne me tente pas - plus belle que toi est la blessure

Et cette magie projetée par tes yeux

sur les royaumes ultimes

la blessure l’a distancée

 

Elle est passée

ne laissant derrière elle

ni île ni voile tentatrice

 

MORT D’UN DIEU

Un dieu est mort

tombé de là-haut

du crâne du ciel

 

Dans la terreur et la désolation

dans le désespoir des espaces déserts

peut-être un autre dieu surgira-t-il

de mes profondeurs

 

Peut-être

La terre est pour moi un lit

et une épouse

et l’univers s’incline

 

L’ERRANCE

Errant, je lance mon visage au matin, à la poussière

Je le lance à la folie

Mes yeux sont d’herbe et d’incendie

mes yeux, drapeaux et migrateurs

 

Errant, je lance mon visage au matin, à la poussière

Né au terme du chemin je crie

(et crient avec moi le chemin et la poussière !)

 

« Dieu qu’elle est belle l’errance où m’emporte mon visage

l’errance où je déborde de flammes

Ô tombe, ma fin à l’orée du printemps »

 

PIERRE

J’adore cette pierre paisible

J’ai vu mon visage dans ses veinures

J’y ai vu ma poésie perdue

 

LA CHUTE

Je vis entre feu et peste

avec mon langage, avec ces mondes muets

Je vis dans le jardin des pommes et du ciel

dans le bonheur premier et la prostration

Devant Eve

maître de ces arbres maudits

maître des fruits

 

je vis entre nuages et étincelles

dans une pierre qui pousse

dans un livre qui enseigne les mystères et la chute

 

DIALOGUE

- Qui es-tu ? Qui choisis-tu, Mihyar ?

Où que tu ailles tu rencontreras Dieu

ou l’abîme satanique

Un abîme va, un abîme vient

et le monde n’est que choix

 

- Je ne choisis ni Dieu ni diable

Tous deux sont muraille

Tous deux obturent mes yeux

 

Echangerai-je un mur pour un autre ?

Mon incertitude est celle de celui qui illumine

de celui qui sait toute chose.

 

LA LANGUE DE LA FAUTE

Je brûle mon héritage

Je dis – ma terre est vierge

ma jeunesse n’a pas de tombe

Je dépasse Dieu et Satan

(mon chemin va plus loin)

 

Je traverse mon livre

dans le cortège  de la foudre étincelante

dans le cortège de la foudre verte

Je clame : point de paradis

point de chute après moi

Et j’efface  la lange de la faute

 

ROI DES VENTS

L’extrême limite est ma bannière

sans fraternité ni rencontres

L’extrême limite est mon chant

 

Me voici mobilisant les fleurs

donnant l’alerte aux arbres

Je déploie les colonnades du ciel

et j’aime, je vis, je nais dans mes paroles

 

Me voici ameutant les papillons

sous l’étendard du matin

faisant croître les fruits

séjournant avec la pluie dans les nuages et leurs cloches

dans les mers

 

Et voici que je largue les étoiles

laissant tomber l’ancre

et m’intronisant

roi des vents

..............................................................

 

Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski

In, Adonis : « Chants de Mihyar le Damascène »

Editions Sindbad / Actes Sud, 1995

 

PSAUME

Je porte mon abîme et je marche. J’abolis les chemins qui s’éloignent, j’ouvre

les chemins longs comme l’air et la terre – je crée de mes pas des ennemis à

moi, des ennemis à ma mesure. L’abîme est mon oreiller et les ruines sont mes

intercesseurs.

Je suis la mort, à vrai dire.

Les éloges funèbres sont mes formules - J’efface et j’attends celui qui

m’efface. Il n’y a d’irrégularité ni dans ma fumée, ni dans ma magie. Ainsi je

vis dans la mémoire de l’air.

Je découvre une inflexion et un timbre nasillard propres à notre époque -

(Une époque qui s’effrite comme le sable et se soude comme le zinc, époque de

nuages nommés troupeaux et de cartes métalliques nommées cerveaux.

Epoque de soumission et de mirages, époque de marionnettes et

d’épouvantails, époque de l’instant dévorant, époque de descente sans fond).

Mais je n’ai pas d’artère pour cette époque - Je suis éparpillé et rien ne me

rassemble.

Je crée un désir semblable au souffle du dragon.

Je vis caché dans le giron d’un soleil à venir. Je me protège avec l’enfance de

la nuit en abandonnant ma tête sur le genou du matin. Je pars et j’écris les

livres de l’exode, sans qu’un seul rendez-vous ne m’attende.

Je suis prophète et je doute.

Je pétris la levure de la chute, je laisse le passé à sa chute et je porte mon choix

sur moi-même. Je donne à l’époque une forme ovale puis je l’aplatis et je lui

fais un revêtement, je l’appelle -  ô gigantesque avorton ô avorton gigantesque

et je ris et je pleure.

Je suis argument contre l’époque.

J’efface les traces et les taches en moi. Je lave mon intérieur, je le laisse vide

et propre

Ainsi je vis en mon tréfonds.

Mes veines se nourrissent de l’hémorragie, je n’ai pas ma place parmi les

morts. La vie est une victime et je ne sais mourir – mon temps est recélé

derrière mes yeux, hier je suis entré dans le rituel des vagues et l’eau était ma

flamme.

Je suis pressé - la mort me poursuit amassant ses vents entre mes yeux.

Je ris avec elle et je pleure en battant les cils - Ah ! Mort histrionique,

mort pleureuse.

 

Je sais que je suis dans la fissure de la mort, je tapisse la tombe et je nasille,

mais je suis vivant – les autres le savent.

J’attaque et je déracine je passe et j’ignore. Là où je passe, tombe une

cascade d’un autre monde, là où je passe se trouvent la mort et la voie sans

issue,

Je demeurerai ainsi – enclos par moi-même.

........................................................................

Traduit de l’arabe par Saleh Diab

in, « Poésie syrienne contemporaine. Edition bilingue »

Le Castor Astral, éditeur, 2018

Du même auteur :

l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)  

Pays des bourgeons (23/05/2016)

Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)

Au nom de mon corps (23/05/2018)

Chronique des branches (23/05/2019)

Corps, 1et 2 (23/05/2020)

Corps, 3 (23/05/2021)

Corps, 5 (23/05/2022)

Corps, 6 (23/05/2023)

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