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Le bar à poèmes
24 mai 2024

Louis Aragon (1897 – 1982) : Epilogue

© Crédit photo : photo kipa

 

Epilogue

 

Je me tiens sur le seuil de la vie et de la mort les yeux baissés les mains vides

Et la mer dont j’entends le bruit est une mer qui ne rend jamais ses noyés

Et l’on va disperser mon âme après moi vendre à l’encan mes rêves broyés

Voilà déjà que mes paroles sèchent comme une feuille à ma lèvre humide



J’écrirai ces vers à bras grands ouverts qu’on sente mon cœur quatre fois y

     battre

Quitte à en mourir je dépasserai ma gorge et ma voix mon souffle et mon chant

Je suis le faucheur ivre de faucher qu’on voit dévaster sa vie et son champ

Et tout haletant du temps qu’il y perd qui bat et rebat sa faux comme plâtre



J’ai choisi de donner à mes vers cette envergure de crucifixion

Et qu’en tombe au hasard la chance n’importe où sur moi le couteau des

     césures

Il me faut bien à la fin des fins atteindre une mesure à ma démesure

Pour à la taille de la réalité faire un manteau de mes fictions



Cette vie aura passé comme un grand château triste que tous les vents

     traversent

Les courants d’air claquent les portes et pourtant aucune chambre n’est fermée

Il s’y assied des inconnus pauvres et las qui sait pourquoi certains armés

Les herbes ont poussé dans les fossés si bien qu’on n’en peut plus baisser la

     herse



Dans cette demeure en tout cas anciens ou nouveaux nous ne sommes pas chez

     nous
Personne à coup sûr ne sait ce qui le mène ici tout peut-être n’est qu’un songe

Certains ont froid d’autres ont faim la plupart des gens ont un secret qui les

     ronge

De temps en temps passent des rois sans visage On se met devant eux à genoux



Quand j’étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges

Ah comme j’y ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux

Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux

Et ce qu’il en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le

     vent change



Ils s’interrogent sur l’essentiel sur ce qui vaut encore qu’on s’y voue

Ils voient le peu qu’ils ont fait parcourant ce chantier monstrueux qu’ils

     abandonnent

L’ombre préférée à la proie ô pauvre gens l’avenir qui n’est à personne

Petits qui jouez dans la rue enfants quelle pitié sans borne j’ai de vous



Je vois tout ce que vous avez devant vous de malheur de sang de lassitude

Vous n’aurez rien appris de nos illusions rien de nos faux pas compris

Nous ne vous aurons à rien servi vous devrez à votre tour payer le prix

Je vois se plier votre épaule A votre front je vois le plis des habitudes



Bien sûr bien sûr vous me direz que c’est toujours comme cela mais justement

Songez à tous ceux qui mirent leurs doigts vivants leurs mains de chair dans

     l’engrenage

Pour que cela change et songez à ceux qui ne discutaient même pas leur cage

Est-ce qu’on peut avoir le droit au désespoir le droit de s’arrêter un moment



Et vienne un jour quand vous aurez sur vous le soleil insensé de la victoire

Rappelez-vous que nous avons aussi connu cela que d’autres sont montés

Arracher le drapeau de servitude à l’Acropole et qu’on les a jetés

Eux et leur gloire encore haletants dans la fosse commune de l’histoire



Songez qu’on n’arrête jamais de se battre et qu’avoir vaincu n’est trois fois rien

Et que tout est remis en cause du moment que l’homme de l’homme est

     comptable

Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables

Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où est le bien



Vous passerez par où nous passâmes naguère en vous je lis à livre ouvert

J’entends ce cœur qui bat en vous comme un cœur me semble-t-il en moi

     battait

Vous l’userez je sais comment et comment cette chose en vous s’éteint se tait

Comment l’automne se défarde et le silence autour d’une rose d’hiver



Je ne dis pas cela pour démoraliser Il faut regarder le néant

En face pour savoir en triompher Le chant n’est pas moins beau quand il

     décline

Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines

Nous ne sommes pas seuls au monde à chanter et le drame est l’ensemble des

     chants



Le drame il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se taise

Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue

Du moment que jusqu’au bout de lui-même le chanteur a fait ce qu’il a pu

Qu’importe si chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse



Je vous laisse à mon tour comme le danseur qui se lève une dernière fois

Ne lui reprochez pas dans ses yeux s’il trahit déjà ce qu’il porte en lui d’ombre

Je ne peux plus vous faire d’autres cadeaux que ceux de cette lumière sombre

Hommes de demain soufflez sur les charbons



                                         A vous de dire ce que je vois

 

 

Les Poètes

Editions Gallimard, 1960

Du même auteur :

Vingt ans après (24/05/2014)

« J’arrive où je suis étranger… » (24/05/2015)

Il n'y a pas d'amour heureux (24/05/2016)

L’Amour qui n’est pas un mot (24/05/2017)

Un homme passe sous la fenêtre et chante (24/05/2018)

La beauté du diable (24/05/2019)

Air du temps (24/05/2020)

Falparsi (24/05/2021)

Pour demain (24/05/2022)

« Tu m’as trouvé... » (24/05/2023)

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