Adonis (1930 -) / أدونيس : Corps, 5
5. Le mémorial
la nuit met à nu ses amants
mystiquement elle s’unifie avec la plus petite de ses parties.
Dites au ciel de modifier son nom
dites à la Terre de prendre ma figure
ma face est une lueur aux yeux d’un lac asséché
mon corps a le goût d’un linceul
et c’est pourquoi m’emporte l’orage des labyrinthes
et c’est pourquoi l’univers devient
une fenêtre trop étroite pour mes cils.
Je connais l’huître perlière
cierge de la mer
cuisse de la nuit, couteau de la lune
langue d’œillet, lèvre de myrte
je connais le visage et la nuque.
Et là-bas une aire où je m’étends
sans en avoir l’étendue ni les sortes.
Le corps auquel le mien j’ai donné
je ne l’ai pas regardé
celui qui me demanda de le lire
c’est un autre que j’écris
me demanda de l’écrire , c’est un autre que je lis.
Voilà pourquoi je vibre
voix sans parole
à l’intérieur d’un théâtre sans bornes.
Voilà pourquoi
j’entends ces paroles sans voix :
elle t’a saisi, la main de l’aurore, une fois
puis s’est enfuie.
Parez-vous, saisons, des lampes d’une histoire qui s’éteint
et dont les herbes ferment les chambres secrètes.
Le printemps brise ses premières clés
il y a là quelqu’un de blessé qui se colle
comme la mouche sur la plaie.
Me voici
qui descends de l’horizon second de la naissance
pour moi se déchire un espace second.
O tendresse gravée sur les murs du temps
éveille tes fauves, lâche-les, grimoire de Babylone
ranime ton ivresse pour m’enivrer.
Mon temps est une chemise trop serrée
et le désir un corps qui la fait éclater.
Je t’efface ô désir / je te découvre
j’entends la vague hennir
je vois un nombril se déployer en savanes.
Un muscle s’arrondit tandis qu’un autre me repousse
et qu’un autre me déchire de moi-même
Je touche la nuque et le cœur, la vibration des os
la saccade des artères
Ta face dégorge de mon sang
je prends, je répète, je délire
l’horizon s’encense de sperme.
Femme, permets à mon corps d’établir sur le papier
un promenoir dont tes pas seraient les arbres
un mémorial dont ton corps
serait l’acteur et le mémorant
une ombre dont il serait la référence et les signaux
une surface dont il serait la profondeur
des lettres dont il serait l’écriture.
Promène-toi dans ce linceul
que fil à fil tu tisses
en disant à l’aiguille d’aller lentement
et va toi-même
lentement
Et toi, dédale de l’amour
je t’entrevois, mes yeux te saisissent
je t’ai faite de froid et de neige
toi mon étang, ma passerelle
et maintenant respirons à deux
et que mon corps en toi pantelle.
BILLET DE SOLEIL – LE – BOUFFON
Il efface / découvre le désir
en elle erra son aventure
il l’étreignit dans ses jonctions / fractures
il la gratifia des inflexions de son propre corps
il la prit pour compagne de ses souffles
et pour cantilène
il la descella tel un baume à la guérir de ses blessures.
Comme ils se sont entre-dévorés !
chacun sur l’autre se précipitait
sans trouver rien à dire :
Quoi ! peut-on parler du révélé ?
Ainsi donc
il roula dans un tunnel
se réclama d’une toile d’araignée
lutta contre l’aile tombée d’une mouche morte
il se croyait un aigle poursuivi par le soleil
qui lui-même poursuivit une étoile éteinte
en disant : « C’est ainsi que je vis. »
Il se croyait un canari
étranglé par la main soignante
et disant : « C’est ainsi que je t’aimai. »
Du rêve au rêve
il passe : l’espoir
veut que se parachève son dernier automne
puisque l’amour comporte la truffe et la cueillette
or il n’est d’autre toi que l’illusion
ni d’autre illusion qu’une lame de fond :
la vague a dit : C’est moi l’avenir.
J’abolis / je découvre mon corps
tu me disais : « Tu te plaignais à moi de la solitude »
et aussi : « Je vais te simuler l’amour :
un rameau plein d’épines
fut plongé dans le corps de l’amant
chaque épine s’accrochait à une veine
puis on l’a retiré
il a pris ce qu’il a pris, laissé ce qu’il a laissé. »
Mes cellules se dédoublent et s’emplissent
plus encore que celles de la mer
je glisse sur l’arête d’une falaise inconnue
mon langage glisse sur l’arête de l’abîme.
Entre l’ivresse du vertige
et l’ultime assaut d’une invisible destruction
je reste suspendu...
Non ! mais tout comme
entre le dans et le peut-être et le jamais.
La négation est adverbe et l’adverbe attribut
un éclair emporte les lettres du corps
avant de s’éteindre.
Mon corps unit des contradictions :
attacher son suaire au pied du soleil
et dire à un papillon
de la couleur de mon visage :
« Ecris-moi sur tes deux ailes et t’enflamme » :
qu’ainsi je m’enfonce
dans les projections du masculin et du féminin
me couvrant d’un rideau de mémoire
effaçant la mémoire sous des symboles de mouvement
qui dénudent mes voies par-dessous, les occultent par-dessus.
Ligne est mon corps
rides mes expressions
- Serais-tu, femme, de la race de ce qui s’écrit ?
-Serais-tu, homme, de la race qui se dit ?
Trop oratoire
pour assumer signaux et computs
trop profond
pour changer mes membres en notes et en gloses
trop transparent
pour faire du temps une rose qui se flétrisse
(ou s’épanouisse)
avec ma face pour pot de fleurs.
La chair se balance
je me chantourne au fil des profondeurs
je me réaxe
je m’abîme
je me mêle à la lame de fond
et mes terreurs se débondent :
que la blessure est le delta, le baume est l’alif
et le corps, des lettre non diacritées.
Quel abîme pourra contenir mes membres
il ne pousse pas ici de bambou pour m’appuyer
le climat n’offre pas de nuages dont je puisse augurer la pluie
et voici que j’entends dans mon corps
des fûts qu’on tronçonne
des tronçons qui s’envolent de toutes parts
et moi en détritus je me déverse
tout relâché :
ô amour, tête que le corps
brise veine à veine
amour, ô racine des eaux
élargis-toi
sois la poudre dansante dans un rayon de soleil
la poussière par la poussière confirme.
Fixe tes étapes, ô corps
d’ici jusqu’à la mort
quand tu es né, quel âge avais-tu ?
- Je ne sais pas compter en chiffres
mais je convoite mélancoliquement
mes passions ont maîtrisé mes mouvements
je noie le désespoir de mon visage.
Répétons : je suis maître de climats inconnus
dont la cendre me soulève, mais me guide vers...
PAGE EXTRAITE D’UNE CHRONIQUE SECRETE DE LA MORT
Répands-toi, ô buée, ô mon sang
sois la camarade de mes prolongations
il y là des vagues arrivant de grèves invisibles
et qui se disent mes prolongations
il y a là une argile qui déguise son nom
une syllabe exilée de sa voix
un horizon sur la lèvre de l’horizon ultime
et qui se disent mes prolongations
et des Saharas intramusculaires
et qui se disent mes prolongations
Et toi, fleur des douleurs, dote-moi d’autres possibles
sois maternité
fleur avec tes milliers de pistils et d’étamines
de cupules et de corolles
oh ! dote-moi, fais-moi souvenir
de mon visage sur lequel tu te penchais
chaque fois que l’air ou que l’onde
nous réunissaient pour déchiffrer la mort
et que nos odeurs se mêlaient
et que nos membres
poussaient gémellaires
Alors je te disais : « Tu vas mourir prise par l’eau »
tu me disais : « tu vas mourir pris par le soleil. »
Mais au moment où tu t’étioles entre mes yeux :
plus rien ne nous sépare qu’une flamme, une flamme
et les dédales du dimanche, samedi, vendredi, jeudi.
J’associe en toi le désir à ce goût de terre
la joie à cette haleine de mort
et voici mon corps
tatoué de tâches d’affliction
qui rampent entre mes paroles
quand s’épaississent des brousses d’insomnie
et que s’élèvent devant moi les monts
et que dorment les arbres
chaque caillou ayant deux ouïes pat où il m’entend.
Je me figurais que la main eût une main
que le visage fût le visage
et c’était là pure concession au sable.
BILLET DE SOLEIL – LE – BOUFFON
Le corps se souvient / l’amour oublie
l’amour : s’en aller / le corps : venir
l’amour : inhibition / le corps : perturbation
l’amour : une dérision cosmique
pour que persiste la fissuration de l’éternel
pour que nous chuchotions le doute
DEUXIEME BILLET
L’amour est roi de négativité
Un enfant reste en état de naissance
l’amour est un mode : multiplication des amants / raréfaction de l’amour
un lit plein de divins insectes qui crachent le délire cosmique
les cuisses de la lune s’y recroisent avec celles du rat
la mâchoire du soleil et la langue du lézard s’y baisent
l’amour : une bouche déviée de son lieu.
N’attends pas de l’amour la béatitude
ne l’attends pas non plus de la haine
demande-la plutôt à la bruine qui ne s’interrompt
à la nage des nuées
dans un espace interrogatif
dans un espace de désir
(l’un et l’autre sont anonymes
et lui-même sans nom).
TROISIEME BILLET
Depuis que le ciel a commencé à nourrir la Terre
la malheureuse s’est divisée en deux moitiés
l’une de l’autre
l’autre de regret.
Avant les temps, la faute
après le temps, le regret
entre les deux, l’homme : un lupanar.
Traduit de l’arabe par Jacques Berque
In, Adonis « Singuliers »,
Editions Sindbad / Actes Sud, 1994
Du même auteur :
l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)
Au nom de mon corps (23/05/2018)
Chronique des branches (23/05/2019)
Corps, 1et 2 (23/05/2020)
Corps, 3 (23/05/2021)
Corps, 6 (23/05/2023)
Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)