Thibaud de Champagne (1201 – 1253) : « Douce dame, toute autre pensée... »
Douce dame, toute autre pensée,
Quand pense à vous, oublie en mon courage,
Dès que vous vis des yeux premièrement
Depuis Amour ne fut pour moi sauvage,
Mais m’a plus torturé qu’auparavant,
Pour ce, vois bien que guérison n’attends,
Qui me soulage
Fors seul de vous regarder
Des yeux du cœur en penser.
Si je ne puis vers vous aller souvent
Ne vous plaignez, belle, courtoise et sage,
Car je redoute fort les males gens
Qui, devinant, auront fait maints dommages ;
Et si je fais d’aimer ailleurs semblant,
Sachez que c’est sans cœur et sans talent,
De ce n’en doutez ;
Et s’il vous devait peser,
De suite, je renoncerai.
Sans vous ne puis, dame, ni je ne quiers,
Ni ja d’autrui Dieu ne me donne mes joies !
Car j’aime mieux être en votre danger
Et souffrir mal, que d’autre, bien, avoir.
Ah ! si bel œil riant à l’accointer
Qui me fit tellement mon cœur changer ;
Et moi, qui soulais
Blâmer, dédaigner amour,
Or en sens mortelle douleur.
Si grand beauté qui se peut accointer
A courtois sens, que son gent corps octroie,
Ja la fit Dieu pour faire émerveiller
Tous ceux à qui elle veut faire joie.
Nulle outrance, dame, je ne vous quiers
Fors seulement que vous daignez cuider
Que vôtre suis ;
Moult me serait grand secours
En espérance d’amour.
Ja rien ne lui vis qui ne m’ait navré
D’un corps profond de sa très douce lance :
Front, bouche et nez, yeux, vis frais coloré,
Mains, tête et corps et belle contenance.
Ma douce dame, et quand les reverrai,
Mes ennemis, qui si fort m’ont grevé
Par leur puissance
Que jamais on ne vit
Tant aimer des ennemis ?
Chanson, va-t-en vers celle que bien sais
Et dis-lui qu’avec crainte ai chanté
Et en doutance ;
Mais juste est que fin ami
Soif à sa dame attentif.
Traduction de France Igly
In, « Troubadours et trouvères »
Pierre Seghers, 1960
Du même auteur :
« Je pensais me séparer... » / « Je me cuidoie partir... » (17/03/2022)
« De tous les maux nul n’est plaisant... » / « De touz maus n’est nus plesanz... » (17/03/2023)