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Le bar à poèmes
16 mars 2024

Al Berto (1948 – 1997) : Varechs / Salsugem (IV, IX)

 

Varechs

 

1


Ici je ne fais que les simples relations


de ces navires perdus dans l’écho du temps


dont les noms les marchandises et le lucre


transitent encore aujourd’hui de solitude en solitude

 

 

2


Il voulait être marin courir le monde


en suivant la route des oiseaux côtiers les mains ouvertes


les lèvres écorchées par la vision des voyages


il aurait emporté dans ses bagages la chanson somnolente des vents


et l’attente sans fin du pays effrayé par les eaux

 

 

il s’est penché de l’autre côté du miroir


où le corps devient diaphane jusqu’aux os


la nuit lui a rendu un autre corps qui navigue


dans l’abandon d’un secret retour... ensuite


il a conservé la passion des jours lointains dans le sac de toile


et du fond nostalgique du miroir


les yeux de la mer ont soudain surgi


des bulots grandissaient sur ses paupières des algues fines


des méduses lumineuses se mouvaient à portée de voix


et sa poitrine était l’immense plage


où les légendes et les chroniques avaient oublié


squelettes énigmatiques insectes et métaux précieux

 

 

un filet de semence nouait son cour envahi par le varech


son corps se séparait de l’ombre millénaire


s’immobilisait dans le sommeil antique de la terre


descendait jusqu’à l’oubli de tout... naviguait


dans la rumeur des eaux oxydées s’accrochait à la racine des épées


allait de mât en mât scrutait l’insomnie


jetait des feux acides sur le visage incertain d’une mer

 

3


c’était un navire

 

sur lequel le hommes revenaient comme un sanglot


avec des nostalgies d’îles... ils s’enivraient


dans la crainte de ne jamais arriver


couchés sur les planches crasseuses de la cale


avec le rut de la nuit adhérent aux membres humides


ils espéraient apercevoir une terre


où ils pourraient enfin se ravitailler en vivres


et en eau fraîche...et qui sait si une lettre n’aurait pas alors suffi


pour étancher les faims et les soifs de leur cœur intranquille

 

 

c’est ainsi qu’ils restaient paralysés


leurs ventres se frottaient aux cordages... les vagues contre la coque


ils regardaient ensuite avec un soupir docile


la bave satinée des poissons-volants

 

 

c’était un navire


une ombre de la mer tau soleil tatoué sur la proue..  il avançait


comme avançaient au plus profond des songes les voix sous-marines


qui déroutaient la navigation de la mémoire


c’était un navire


à la voilure fatiguée aux mains calleuses


des tempêtes des sept parties du monde

 

 

il arrivait au port


et déchargeait des mots des dialectes des fragments de coquilles


des arêtes des bouts de corde qu’il alignait dans l’incertitude


des jours le long du quai entr’aperçu d’un autre corps


et il repartait


évitant le silencieux plancton ses miroirs


accostant toujours à la mémoires des lieux lointains


où l’amour déversa sur le corps-amant


un sillage de marchandises connues et sanglantes

 

4

parfois... je ne m’éveillais

qu’à notre arrivée

 

je restais à bord des heures sans fin

adossé au bastingage

je guettais la ville les collines penchées

sur la nuit limoneuse du fleuve

et le balancement de la coque me remplissait de mélancolie

 

les brises nocturnes m’apportaient l’odeur des corps en nage

des chamts et des danses autour de flambées lointaines que j’ignorais

la rumeur des ruelles la lumière blafarde d’un bar

si j’étais descendu à terre j’aurais eu la certitude de te rencontrer

dans le vol frénétique du sexe

et peut-être lors d’un soupir aurions-nous inondé le seuil de la nuit

mais je restais prisonnier du navire...  hypnotisé

et le cœur en bataille

les doigts fouillant nerveusement les interstices du bois

les clous rouillés les cordages

 

les lueurs des quais me révélaient des corps fugitifs

des recoins d’ombre d’où s’échappaient des paroles obscènes

des gémissements aigus des rires sibyllins qui suscitaient en moi

la volonté toujours pressante de partir

 

5

 

la mer emporte


puis rejette le corps loin du songe qu’elle m’a dérobé


et la nuit


la violente nuit des marées lance contre le lit


de vieilles planches des lambeaux de vêtements des fragments de corps


roulés dans du corail...  des visages


des organes rongés par la voracité des poissons

 

 

n’importe quel port eût été bon pour embarquer


fuir les tribus et le soleil inclément


partir vers la tranquillité d’autres îles nocturnes


d’autres déserts où l’amour se révèle et où les yeux restent attentifs


au mouvement lumineux des corps  qui traversent


les jours lents sans retour

 

 

je consumais les heures de voyage à ruminer ma salive


j’apprenais la parole somnambule des dauphins


les doigts affolés par les amarres


je criais... « Ô feux de Saint-Elme ! Aidez-moi ! Aidez-moi ! »

 

 

et de l’insoupçonnable traversée  vers le sud


venaient la poussière de la nuit sur le parfum entêtant des orchidées


et l’illusion des indes suaves que je ne connais pas

 

6

 

de longs serpent d’eau verte mouraient à tribord des lèvres


et la nacre des dents fendait le givre


nous naviguions sans boussole l’un à l’intérieur de l’autre


avec le poids sur le cœur des tristes ailes de l’albatros

 

 

nous passions nos jours en pressant des fruits pulpeux


des baisers sur les tatouages des muscles : pin-ups douloureuses vierges


aras panthères blanches cartes géométriques mystérieuses


nous entaillions nos poings d’inexplicables silences


je ne me rappelle plus si quelqu’un a crié avant de mourir


nous parcourions la plage


pour oublier les désirs rejetés à la côte

 

 

peu à peu je me suis habitué à la solitude de ce quadrant sans destination


et le feu a dévoré les espoirs d’un possible bonheur


j’attends avec les oiseaux une brusque saute de temps


ou le retour aux simples prophéties

 

 

mais je suis encore vivant... en alerte


pour fendre la vibrante chaleur des cendres


je laisse le peu de vie qu’il me reste


se mêler aux chaudes larmes des îles

 

7


toute mon émotion se tournait vers la mer


quand la peur des promontoires mythiques


déchirait la vision de l’océan... le désir de partir

 

 

les constellations qu’il avait interrogées étaient inaccessibles


les visages avaient la blancheur hâlée des voiles


c’étaient des mots chuchotées de légendes d’animaux féroces


que les doigts et la mathématique avaient déjà signalés sur les cartes


la vie de la jungle la flore molle des marais


les coutume tribales des archipels


l’argent des plaines le mystère des fleuves puissants

 

 

la tempête secouait le granit


de son immobilité surgissaient ces signaux transparents


ces animaux dont la nuit déchiquetait le pelage mordoré


et les pas hallucinés sur les dalles des ports


résonnaient dans la peur... la peur que la mer le réveille


et qu’il découvre alors qu’il n’existe aucune mer

 

 

enfin les fièvres l’attaquèrent


les fièvres de l’aube qui sentent la violette


les fièvres qui illuminent les sens


et alimentent le chant sourd des fous et des buccins

 

 

 

8

 

on m’a raconté que c’étaient de lourds navires


ils avaient cinglé des mers tempétueuses contourné des archipels


traversé des hivers et des tropiques qui ne sont pas encore sur les cartes


et ils abordaient maintenant le rêve


chargés de bois précieux muscs poivre peaux


cannelle animaux empaillés perles


fruits dont les noms sont difficiles à prononcer


et qui laissent des saveurs prolongées sur la pulpe des doigts

 

 

les équipages arrivaient épuisés


par les vents rigoureux et les eaux déchaînées loin du foyer


où le feu persistant allumé de repas en repas


éclaire la nuit et le cœur des femmes éveillées


qui murmurent des noms de ports ou de longues litanies pour calmer leur


     douleur...


soignent les enfants et les gerçures avec leurs mains rassurantes


et noircies par l’huile d’olive.... brodent d’interminables cantilènes


courbées sur la nappe tachée de vin et de mauvaise graisse

 

 

lorsqu’elles recevaient des nouvelles de quelque naufrage


le temps se mettait à passer sur elles


le deuil les faisait soupirer devant les marmites bouillantes


le sel délavait la couleur encore jeune de leur regard


fripait leurs bouches et leurs seins... elle se perdaient en pensée


après avoir rangé dans le tiroir le portrait de leurs hommes


elles se souvenaient peu


elle allaient en bande jusqu’au port


s’asseyaient recroquevillées dans le tissu rêche de leurs châles


somnolaient en attendant les prochains navires qui accostaient


pour échanger étoffes jade tabac ivoire et céréales


et l’amour incertain d’un homme tout juste arrivé


de la parole encore obscure du monde

 

9

Il doit flotter comme une ville dans le crépuscule de la vie

pensais-je... où les femmes seraient heureuses

penchées près du rivage sur une lumière de chaux

rapiéçant le tissu des voiles...guettant la mer

et la longitude de l’amour embarqué

 

quelquefois

une mouette se poserait sur les flots

d’autres ce serait le soleil aveuglant

et une traînée de sang se répandrait sur le lin de la nuit

les jours très lents... sans personne

 

on ne m’a jamais dit le nom de cet océan

et j’ai attendu assise à ma porte... bien avant j’écrivais des lettres

je me mettais à regarder la ligne bleue au fond de la rue

mais j’ai vieilli ainsi... croyant qu’un homme de passage

s’étonnerait de ma solitude.

 

     (des années plus tard, je me souviens maintenant, une perle avait grossi

dans mon cœur, mais je suis seule, très seule, je n’ai personne à qui la laisser.)

 

un jour est venu

où je n’ai jamais plus aperçu de villes crépusculaires

et les navires ont cessé de faire escale à ma porte

je m’incline à nouveau sur la trame de ce siècle

je recommence à broder ou à dormir

peu m’importe

j’ai toujours douté que le bonheur vienne un jour me visiter

 

 

Traduit du portugais par Michel Chandeigne

 

In, « Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, 1935-2000)"

 

Editions Gallimard (Poésie), 2003

Du même auteur :

 

La mort de Rimbaud / Morte de Rimbaud (16/03/2023)

 

 

 

Salsugem

 

 

IV

As+ vezes… quando acordava

 

era porque tínhamos chegado...

 

 

 

...ficava a bordo encostado às amuradas

 

horas a fio

 

espiava a cidade as colinas inclinando-se

 

para a noite lodosa do rio...

 

... e o balouçar do barco enchia-me de melancolia

 

 

 

a noite trazia-me aragens com cheiro a corpos suados

 

cantares e danças em redor de fogos que eu não sabia

 

o ruído dos becos a luz fosca dum bar...

 

...se descesse a terra encontrar-te-ia… tinha a certeza

 

para o voo frenético do sexo

 

e num suspiro talvez alagássemos os umbrais da noite...

 

...mas ficava preso ao navio… hipnotizado

 

com o coração em desordem

 

os dedos explorando nervosos as ranhuras da madeira

 

os pregos ferrugentos as cordas...

 

 

 

...as luzes do cais revelavam-me corpos fugidios

 

penumbras donde se escapavam ditos obscenos

 

gemidos agudos sibilantes risos que despertavam em mim

 

a vontade sempre urgente de partir...

 

IX

há-de flutuar uma cidade no crepúsculo da vida

pensava eu… como seriam felizes as mulheres

à beira-mar debruçadas para a luz caiada

remendando o pano das velas espiando o mar

e a longitude do amor embarcado

 

por vezes

uma gaivota pousava nas águas

outras era o sol que cegava

e um dardo de sangue alastrava pelo linho da noite

os dias lentíssimos… sem ninguém

e nunca me disseram o nome daquele oceano

esperei sentada à porta… dantes escrevia cartas

punha-me a olhar a risca do mar ao fundo da rua

assim envelheci… acreditando que algum homem ao passar

se espantasse com a minha solidão

 

(anos mais tarde, recordo agora, cresceu-me uma pérola no coração,

mas estou só, muito só, não tenho a quem a deixar.)

 

um dia houve

que nunca mais avistei cidades crepusculares

e os barcos deixaram de fazer escala à minha porta

inclino-me de novo para o pano deste século

recomeço a bordar ou a dormir

tanto faz

sempre tive dúvidas de que alguma vez me visite a felicidade

 

 

Salgusem

 

Editora, Lisboa,1984

Poème précédent en portugais :

 

Antonio Ramos Rosa : Le fonctionnaire fatigué / O funcionário cansado (19/02/2024)

Poème suivant en portugais :

 

Manuel Alegre : l'Armoire / O Armário

 
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