Al Berto (1948 – 1997) : Varechs / Salsugem (IV, IX)
Varechs
1
Ici je ne fais que les simples relations
de ces navires perdus dans l’écho du temps
dont les noms les marchandises et le lucre
transitent encore aujourd’hui de solitude en solitude
2
Il voulait être marin courir le monde
en suivant la route des oiseaux côtiers les mains ouvertes
les lèvres écorchées par la vision des voyages
il aurait emporté dans ses bagages la chanson somnolente des vents
et l’attente sans fin du pays effrayé par les eaux
il s’est penché de l’autre côté du miroir
où le corps devient diaphane jusqu’aux os
la nuit lui a rendu un autre corps qui navigue
dans l’abandon d’un secret retour... ensuite
il a conservé la passion des jours lointains dans le sac de toile
et du fond nostalgique du miroir
les yeux de la mer ont soudain surgi
des bulots grandissaient sur ses paupières des algues fines
des méduses lumineuses se mouvaient à portée de voix
et sa poitrine était l’immense plage
où les légendes et les chroniques avaient oublié
squelettes énigmatiques insectes et métaux précieux
un filet de semence nouait son cour envahi par le varech
son corps se séparait de l’ombre millénaire
s’immobilisait dans le sommeil antique de la terre
descendait jusqu’à l’oubli de tout... naviguait
dans la rumeur des eaux oxydées s’accrochait à la racine des épées
allait de mât en mât scrutait l’insomnie
jetait des feux acides sur le visage incertain d’une mer
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c’était un navire
sur lequel le hommes revenaient comme un sanglot
avec des nostalgies d’îles... ils s’enivraient
dans la crainte de ne jamais arriver
couchés sur les planches crasseuses de la cale
avec le rut de la nuit adhérent aux membres humides
ils espéraient apercevoir une terre
où ils pourraient enfin se ravitailler en vivres
et en eau fraîche...et qui sait si une lettre n’aurait pas alors suffi
pour étancher les faims et les soifs de leur cœur intranquille
c’est ainsi qu’ils restaient paralysés
leurs ventres se frottaient aux cordages... les vagues contre la coque
ils regardaient ensuite avec un soupir docile
la bave satinée des poissons-volants
c’était un navire
une ombre de la mer tau soleil tatoué sur la proue.. il avançait
comme avançaient au plus profond des songes les voix sous-marines
qui déroutaient la navigation de la mémoire
c’était un navire
à la voilure fatiguée aux mains calleuses
des tempêtes des sept parties du monde
il arrivait au port
et déchargeait des mots des dialectes des fragments de coquilles
des arêtes des bouts de corde qu’il alignait dans l’incertitude
des jours le long du quai entr’aperçu d’un autre corps
et il repartait
évitant le silencieux plancton ses miroirs
accostant toujours à la mémoires des lieux lointains
où l’amour déversa sur le corps-amant
un sillage de marchandises connues et sanglantes
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parfois... je ne m’éveillais
qu’à notre arrivée
je restais à bord des heures sans fin
adossé au bastingage
je guettais la ville les collines penchées
sur la nuit limoneuse du fleuve
et le balancement de la coque me remplissait de mélancolie
les brises nocturnes m’apportaient l’odeur des corps en nage
des chamts et des danses autour de flambées lointaines que j’ignorais
la rumeur des ruelles la lumière blafarde d’un bar
si j’étais descendu à terre j’aurais eu la certitude de te rencontrer
dans le vol frénétique du sexe
et peut-être lors d’un soupir aurions-nous inondé le seuil de la nuit
mais je restais prisonnier du navire... hypnotisé
et le cœur en bataille
les doigts fouillant nerveusement les interstices du bois
les clous rouillés les cordages
les lueurs des quais me révélaient des corps fugitifs
des recoins d’ombre d’où s’échappaient des paroles obscènes
des gémissements aigus des rires sibyllins qui suscitaient en moi
la volonté toujours pressante de partir
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la mer emporte
puis rejette le corps loin du songe qu’elle m’a dérobé
et la nuit
la violente nuit des marées lance contre le lit
de vieilles planches des lambeaux de vêtements des fragments de corps
roulés dans du corail... des visages
des organes rongés par la voracité des poissons
n’importe quel port eût été bon pour embarquer
fuir les tribus et le soleil inclément
partir vers la tranquillité d’autres îles nocturnes
d’autres déserts où l’amour se révèle et où les yeux restent attentifs
au mouvement lumineux des corps qui traversent
les jours lents sans retour
je consumais les heures de voyage à ruminer ma salive
j’apprenais la parole somnambule des dauphins
les doigts affolés par les amarres
je criais... « Ô feux de Saint-Elme ! Aidez-moi ! Aidez-moi ! »
et de l’insoupçonnable traversée vers le sud
venaient la poussière de la nuit sur le parfum entêtant des orchidées
et l’illusion des indes suaves que je ne connais pas
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de longs serpent d’eau verte mouraient à tribord des lèvres
et la nacre des dents fendait le givre
nous naviguions sans boussole l’un à l’intérieur de l’autre
avec le poids sur le cœur des tristes ailes de l’albatros
nous passions nos jours en pressant des fruits pulpeux
des baisers sur les tatouages des muscles : pin-ups douloureuses vierges
aras panthères blanches cartes géométriques mystérieuses
nous entaillions nos poings d’inexplicables silences
je ne me rappelle plus si quelqu’un a crié avant de mourir
nous parcourions la plage
pour oublier les désirs rejetés à la côte
peu à peu je me suis habitué à la solitude de ce quadrant sans destination
et le feu a dévoré les espoirs d’un possible bonheur
j’attends avec les oiseaux une brusque saute de temps
ou le retour aux simples prophéties
mais je suis encore vivant... en alerte
pour fendre la vibrante chaleur des cendres
je laisse le peu de vie qu’il me reste
se mêler aux chaudes larmes des îles
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toute mon émotion se tournait vers la mer
quand la peur des promontoires mythiques
déchirait la vision de l’océan... le désir de partir
les constellations qu’il avait interrogées étaient inaccessibles
les visages avaient la blancheur hâlée des voiles
c’étaient des mots chuchotées de légendes d’animaux féroces
que les doigts et la mathématique avaient déjà signalés sur les cartes
la vie de la jungle la flore molle des marais
les coutume tribales des archipels
l’argent des plaines le mystère des fleuves puissants
la tempête secouait le granit
de son immobilité surgissaient ces signaux transparents
ces animaux dont la nuit déchiquetait le pelage mordoré
et les pas hallucinés sur les dalles des ports
résonnaient dans la peur... la peur que la mer le réveille
et qu’il découvre alors qu’il n’existe aucune mer
enfin les fièvres l’attaquèrent
les fièvres de l’aube qui sentent la violette
les fièvres qui illuminent les sens
et alimentent le chant sourd des fous et des buccins
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on m’a raconté que c’étaient de lourds navires
ils avaient cinglé des mers tempétueuses contourné des archipels
traversé des hivers et des tropiques qui ne sont pas encore sur les cartes
et ils abordaient maintenant le rêve
chargés de bois précieux muscs poivre peaux
cannelle animaux empaillés perles
fruits dont les noms sont difficiles à prononcer
et qui laissent des saveurs prolongées sur la pulpe des doigts
les équipages arrivaient épuisés
par les vents rigoureux et les eaux déchaînées loin du foyer
où le feu persistant allumé de repas en repas
éclaire la nuit et le cœur des femmes éveillées
qui murmurent des noms de ports ou de longues litanies pour calmer leur
douleur...
soignent les enfants et les gerçures avec leurs mains rassurantes
et noircies par l’huile d’olive.... brodent d’interminables cantilènes
courbées sur la nappe tachée de vin et de mauvaise graisse
lorsqu’elles recevaient des nouvelles de quelque naufrage
le temps se mettait à passer sur elles
le deuil les faisait soupirer devant les marmites bouillantes
le sel délavait la couleur encore jeune de leur regard
fripait leurs bouches et leurs seins... elle se perdaient en pensée
après avoir rangé dans le tiroir le portrait de leurs hommes
elles se souvenaient peu
elle allaient en bande jusqu’au port
s’asseyaient recroquevillées dans le tissu rêche de leurs châles
somnolaient en attendant les prochains navires qui accostaient
pour échanger étoffes jade tabac ivoire et céréales
et l’amour incertain d’un homme tout juste arrivé
de la parole encore obscure du monde
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Il doit flotter comme une ville dans le crépuscule de la vie
pensais-je... où les femmes seraient heureuses
penchées près du rivage sur une lumière de chaux
rapiéçant le tissu des voiles...guettant la mer
et la longitude de l’amour embarqué
quelquefois
une mouette se poserait sur les flots
d’autres ce serait le soleil aveuglant
et une traînée de sang se répandrait sur le lin de la nuit
les jours très lents... sans personne
on ne m’a jamais dit le nom de cet océan
et j’ai attendu assise à ma porte... bien avant j’écrivais des lettres
je me mettais à regarder la ligne bleue au fond de la rue
mais j’ai vieilli ainsi... croyant qu’un homme de passage
s’étonnerait de ma solitude.
(des années plus tard, je me souviens maintenant, une perle avait grossi
dans mon cœur, mais je suis seule, très seule, je n’ai personne à qui la laisser.)
un jour est venu
où je n’ai jamais plus aperçu de villes crépusculaires
et les navires ont cessé de faire escale à ma porte
je m’incline à nouveau sur la trame de ce siècle
je recommence à broder ou à dormir
peu m’importe
j’ai toujours douté que le bonheur vienne un jour me visiter
Traduit du portugais par Michel Chandeigne
In, « Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, 1935-2000)"
Editions Gallimard (Poésie), 2003
Du même auteur :
La mort de Rimbaud / Morte de Rimbaud (16/03/2023)
Salsugem
IV
As+ vezes… quando acordava
era porque tínhamos chegado...
...ficava a bordo encostado às amuradas
horas a fio
espiava a cidade as colinas inclinando-se
para a noite lodosa do rio...
... e o balouçar do barco enchia-me de melancolia
a noite trazia-me aragens com cheiro a corpos suados
cantares e danças em redor de fogos que eu não sabia
o ruído dos becos a luz fosca dum bar...
...se descesse a terra encontrar-te-ia… tinha a certeza
para o voo frenético do sexo
e num suspiro talvez alagássemos os umbrais da noite...
...mas ficava preso ao navio… hipnotizado
com o coração em desordem
os dedos explorando nervosos as ranhuras da madeira
os pregos ferrugentos as cordas...
...as luzes do cais revelavam-me corpos fugidios
penumbras donde se escapavam ditos obscenos
gemidos agudos sibilantes risos que despertavam em mim
a vontade sempre urgente de partir...
IX
há-de flutuar uma cidade no crepúsculo da vida
pensava eu… como seriam felizes as mulheres
à beira-mar debruçadas para a luz caiada
remendando o pano das velas espiando o mar
e a longitude do amor embarcado
por vezes
uma gaivota pousava nas águas
outras era o sol que cegava
e um dardo de sangue alastrava pelo linho da noite
os dias lentíssimos… sem ninguém
e nunca me disseram o nome daquele oceano
esperei sentada à porta… dantes escrevia cartas
punha-me a olhar a risca do mar ao fundo da rua
assim envelheci… acreditando que algum homem ao passar
se espantasse com a minha solidão
(anos mais tarde, recordo agora, cresceu-me uma pérola no coração,
mas estou só, muito só, não tenho a quem a deixar.)
um dia houve
que nunca mais avistei cidades crepusculares
e os barcos deixaram de fazer escala à minha porta
inclino-me de novo para o pano deste século
recomeço a bordar ou a dormir
tanto faz
sempre tive dúvidas de que alguma vez me visite a felicidade
Salgusem
Editora, Lisboa,1984
Poème précédent en portugais :
Antonio Ramos Rosa : Le fonctionnaire fatigué / O funcionário cansado (19/02/2024)
Poème suivant en portugais :
Manuel Alegre : l'Armoire / O Armário