Lorand Gaspar (1925 – 2019) : Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd
Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd
à Jacques Réda
Criquouillet et Patte-Rose
ventre garni de poissons
dorment leur soûl, bienheureux –
le vent souffle de la mer
étrillant le dos des vagues
grincez, claquez vieux volets
le ressac couvre ses mots
ainsi jamais ne saurons
ce qu’il pense de la Chine
et de l’immortalité –
d’où et comment tant de hâte
au fond personne ne sait
le monde – disait Montaigne
n’est que branloire perenne
tout comme notre destin
et ce besoin de sans cesse
poser des questions à Dieu
pourquoi cela et ceci
sur ce qu’il nous faut penser
du mystère d’être là
puisque Dieu ne parle pas –
sauf peut-être à ceux qui savent
donner et ne rien demander -
j’entends les guêpiers c’est l’heure
la table des airs est mise
vaut mieux pas trop musarder
avec son dard dérisoire
quand on est corps comestible
doré face à l’Eternel –
et tu penses à la gaieté
de l’éclair dans l’eau, au rire
de la sterne au bec d’acier –
au goût exquis du rouget
grillé aux herbes sur braises
chacun de se demander
à quelle sauce il sera
mangé sur la table immense
selon les lois éternelles –
tous ces jours cousus d’espoir
d’y voir un jour ô plus clair
et le soir venu il mange
un filet grillé de dinde
en écoutant la divine
musique d’Amadeus –
si le silence des mondes
jamais n’explose serait-ce
que la douleur et la joie
n’ont de sens que pour les hommes ?
l’amour sans bornes du Christ
le clair regard d’Epicure
la rigueur de Spinoza
chemins ardus s’il en fut
sont réponse sans répondre
notre seule béatitude –
en chemin vers l’inconnu
humain trop humain bien sûr
je puis tout de même aimer
serrer cette chose claire
tant que je peux dans ma nuit
aimer quand même dire oui
à une herbe à un caillou
à l’esprit au corps humains
cherchant un peu de lumière
malgré l’horreur la folie,
« oui » comme une lampe au soir –
l’air est criblé de cris minces
tout n’est que bonds et plongeons
glissements et rebonds de
corps lancés à toute allure
tel le pinceau de Wang Mo
le fou de l’encre qui vole
l’irruption des martinets
comme les fils d’un tissage
ivres d’un destin joyeux
absorbés totalement
par l’essentiel de vivre –
assis près de la fenêtre
la mer peu à peu sombrée
en ses fonds sans lieu, je vois
la blancheur de ses dessous
j’entends lentement dans le noir
sans rien penser d’autre que
ces riens parlant à mon âme
et ma vie vieillit encore
sans renoncer la lumière –
à Roger et Patricia Little
Ecriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan – martinets –
se dépliant par d’immenses caresses, épousant les pleins, les creux et les failles
du corps invisible des vents,
Tant de tiges qui s’élancent, se plient et se déplient, se cassent sans se rompre,
d’un même mouvoir en lui-même enraciné,
mouvoir, telle une pensée lisible un instant sans mot et sans trace
coulé dans la pleine jouissance de son être indivis
tout un ciel d’afflux de sèves, de rumeurs d’éclosion
ô certitude d’être ici sans reste exprimé dans son faire !
Plongées et rejaillissements souples, toujours légers, infiniment légers,
torsades et dislocations tracées avec la même assurance fluide,
comme si le mouvement de la vie, sa trajectoire incalculable se dépliaient
dans la substance même d’une infrangible unité –
Le gracieux don de bâtir ces hautes voûtes éphémères où résonne
mêlé aux brefs appels pointus le bonheur du regard d’habiter
ces traits qui volent et dessinent leurs arcs innombrables lumière sur lumière –
C’est la seule écriture que tu puisses lire aujourd’hui
Comme si ta rétine et les neurones gris où s’élaborent
et se dissolvent ces dessins purs d’un seul élans tracés
(dans le bruissement discret de courants et de chimies)
comme si les plus fins rameaux de ton souffle et de ton sang
tout ce que ton esprit croit comprendre et ignore,
les espaces et une pensée infiniment ouverts
étaient fondus dans le même déploiement
en cette musique où chaque note est un cœur
au rythme, harmoniques et timbres singuliers –
Sois tolérant pour les failles et faiblesses,
accueille le silence dans les mots qui s’accroit
tout comme le dépouillement des vieux jours
rappelle-toi ce que tu as perçu d’invisible au désert –
la brise du petit matin cueille en passant
l’odeur des genêts et soulève le rideau –
Patmos et autres poèmes
Gallimard éditeur, 2001
Du même auteur :
La maison près de la mer, II (29/03/2016)
Patmos (29/03/2017)
Nuits (29/03/2018)
La maison près de la mer, I (29/03/2019)
Amandiers (29/03/2020)
Sidi-Bou-Saïd / Raouad / Linaria (29/03/2021)
Genèse (29/03/2022)
Sefar (07/09/2022)
Nuits et neiges (29/03/2023)
Fantaisie chromatique (29/03/2024)