Nazih’Abu Afash (1966 -) / نزيه أبو عفش : Ô temps étroit... ô vaste terre
Ô temps étroit... ô vaste terre
"Que font les morts
de dix lys flétris et cinq oiseaux muets ? "
Ruines et clôtures
mouchoirs et civières :
tel est mon cœur
Mulets accablés, arbres dénudés
enfants usés, fleurs étiolées
amas de crânes, livres, plumes d’oiseaux
tel est mon cœur
Bombe
mur sombre et voie barrée
noces comptées en mois et funérailles en jours
« Embrasse-moi, que je t’abatte »
« Je te donne mon cœur, tu m’offres le gibet »
sirènes d’alarme et cercueils
vieux fers et tintements factices
épitaphes pâlies et carnage d’exportation :
tel est mon cœur
Amis et cannibales
rues et stèles du souvenir
heures infinies... de six à deux et demie
mesures infinies... de neuf demain ou après-demain
de demain aux années à venir
heures qui s’étirent, débordant les besoins du cœur
vastes étendues, débordant les besoins des pas
balles de fusil et poignards, débordant les besoins des morts
volatiles décrépits et cages d’excellente facture
modulation de fréquence
dix lys flétris et cinq oiseaux muets
chat noir bourré de poussière, paille et ressorts détraqués
coupe-ongles
avis postaux ignorés
voyageurs et assassins, compliments bons à tirer
avertissements en recommandé : « Veillez excuser notre refus »
dernière heure du dernier jour du neuvième mois :
tel est mon cœur
Seigneurs de jadis et seigneurs de ce jour
montagnes pelées et cœurs rongés par l’acide
langages et sourires rongés par l’acide
tel est mon cœur
*
Et vous... que faites-vous de nous.
Vous...
Tant de tristesses calculées, de mornes sourires !
Et nous... que faisons-nous ? possédons-nous ?
Nous regorgeons de temps pour tirer sur les papillons, les nuages et les idées
neuves
regorgeons d’espace pour les bastilles, les cercueils et les cimetières d’enfants
détenons grands sanglots et très intimes secrets
titres de livres mauvais parlant d’amour, élevage de poulets et fleurs interdites
Mais vous... que faites-vous de nous.
Et nous... que possédons-nous ?
A vous les belles mallettes pour contrats de vente, ordres de tuer
et permis d’inhumer
A nous les poches pour réchauffer nos doigts et sauver les poèmes de contrebande
A vous la terre
A nous les cartes et les mappemondes en relief
A nous les rêves inouïs et le petit lopin
suffisant pour rassurer les petits enfants
« Les morts prennent leur fait et s’en vont dormir »
Ce que nous faisons, très exactement :
prenons notre lot de coups de fouet, épidémies, attaques aériennes
de visages moroses, cachots... et nous en allons au cimetière
Nous, les humains,
Nos temps sont noirs, nos cœurs très blancs
Nous, les humains,
nos horizons sont vastes, nos logis très étroits
Nous, les humains,
la mort est diligente, notre vie très coûteuse
Pour nous, rien de plus.
*
Notre porte s’ouvre sur la rue :
si aisément viendraient les sangliers, pour dérober mes os, la nuit !
Basses sont nos fenêtres :
sans peine entreraient les vigiles, pour écouter le murmure du sang dans mes
veines !
De verre, notre façade :
si promptement les corbeaux épieraient-ils les sanglots de mon âme !
Au fond, une mince paroi et aucun passage secret
peu de chambres et point de vue sur le fleuve
point de sortie à l’arrière :
si aisément s’introduiraient les voleurs, pour s’emparer de mon corps !
Corps si lourd... et je ne sais imiter les oiseaux
âme accablée... et je ne trouve le sommeil
cœur gorge de temps... et je ne puis oublier
Eux, ils emplissent la terre... moi, je suis voué à sa pesanteur
Eux, ils emplissent la terre...
moi, je ne suis ni aérien ni transparent
Ah... si aisément mourrais-je... si durement !
Homme infortuné... pourquoi ce corps ?
*
Egaré dans le jour
égaré dans la nuit
cristal brisé, fumée évanescente
fleur dans le coeur et balle de plomb pour fin
L’amour ni la musique
le baiser ni l’oiseau
le ciel ni les cantiques
ne donnent à la vie bonheur, au rêve douceur
Démarche chancelante et corps fluet
cœur blanc et doigt sans force...
Le temps demeure étroit
et la pierre ne prend saveur
Les arbres inspirent l’automne,
les enfants le massacre,
les passereaux le plomb,
les galettes de pain la famine :
égaré dans la nuit
égaré dans le jour
fleur dans le cœur
et balle de plomb pour fin
Ô
petit
enfant
endormi
dans
un coin
Que faire des heures...
Que faire des lieux...
si nous ne pouvons rire.
ne pouvons aimer...
Sans foyer ni jardin
mur ni arbre...
Et nous ne sommes point papillons
n’avons griffes à nos doigts
Venons de la terre, mais ne la foulons pas
Toi et moi...
toi et moi
rivières s’écoulant dans un nuage
toi et moi...
Nous avons les sources, mais point de ravines
toi et moi...
lièvre craintif et sarcelle immolée
Que faire des heures
Que faire des lieux
Ô temps étroit
ô vaste terre !
*
Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Au commencement Dieu créa l’homme :
le cou pour les virevoltes du regard
la bouche pour le baiser
le cœur pour le battement
les ongles pour les papouilles
les dents pour le sourire
les bras pour l’étreinte
et le corps pour l’amour
les yeux pour la fleur
et la feuille de papier
pour l’écriture
A la fin Dieu créa l’homme
le cou pour la lame
le cœur pour la balle de fusil
les bras pour la hache
le corps pour la bombe
les dents pour le marteau
les ongles pour les pinces
les yeux pour les clous
et la feuille de papier
pour le feu
Ni assassin
ni saint,
tu ne peux vivre
ne peux mourir
Fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin
Ô
grand
enfant
endormi
dans
un coin
Traduit de l’arabe par Claude Krul
In,Nazih Abou Afach : Ô temps étroit... ô vaste terre
Editions Alidades, 74200 Thonon-les-Bains, 2002
Du même auteur :
La porte de l’étable (10/08/2018)
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