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Le bar à poèmes
10 août 2023

Nazih’Abu Afash (1966 -) / نزيه أبو عفش : Ô temps étroit... ô vaste terre

diwandb

 

Ô temps étroit... ô vaste terre

 

        "Que font les morts                       

        de dix lys flétris et cinq oiseaux muets ? "

 

 

Ruines et clôtures

mouchoirs et civières :

     tel est mon cœur

Mulets accablés, arbres dénudés

enfants usés, fleurs étiolées

amas de crânes, livres, plumes d’oiseaux

     tel est mon cœur

Bombe

mur sombre et voie barrée

noces comptées en mois et funérailles en jours

« Embrasse-moi, que je t’abatte »

« Je te donne mon cœur, tu m’offres le gibet »

sirènes d’alarme et cercueils

vieux fers et tintements factices

épitaphes pâlies et carnage d’exportation :

     tel est mon cœur

Amis et cannibales

rues et stèles du souvenir

heures infinies... de six à deux et demie

mesures infinies... de neuf demain ou après-demain

de demain aux années à venir

heures qui s’étirent, débordant les besoins du cœur

vastes étendues, débordant les besoins des pas

balles de fusil et poignards, débordant les besoins des morts

volatiles décrépits et cages d’excellente facture

modulation de fréquence

dix lys flétris et cinq oiseaux muets

chat noir bourré de poussière, paille et ressorts détraqués

coupe-ongles

avis postaux ignorés

voyageurs et assassins, compliments bons à tirer

avertissements en recommandé : « Veillez excuser notre refus »

dernière heure du dernier jour du neuvième mois :

     tel est mon cœur

Seigneurs de jadis et seigneurs de ce jour

montagnes pelées et cœurs rongés par l’acide

langages et sourires rongés par l’acide

     tel est mon cœur

*

Et vous... que faites-vous de nous.

Vous...

Tant de tristesses calculées, de mornes sourires !

Et nous... que faisons-nous ? possédons-nous ?

Nous regorgeons de temps pour tirer sur les papillons, les nuages et les idées

     neuves

regorgeons d’espace pour les bastilles, les cercueils et les cimetières d’enfants

détenons grands sanglots et très intimes secrets

titres de livres mauvais parlant d’amour, élevage de poulets et fleurs interdites

Mais vous... que faites-vous de nous.

Et nous... que possédons-nous ?

A vous les belles mallettes pour contrats de vente, ordres de tuer

     et permis d’inhumer

A nous les poches pour réchauffer nos doigts et sauver les poèmes de contrebande

A vous la terre

A nous les cartes et les mappemondes en relief

A nous les rêves inouïs et le petit lopin

     suffisant pour rassurer les petits enfants

     « Les morts prennent leur fait et s’en vont dormir »

Ce que nous faisons, très exactement :

     prenons notre lot de coups de fouet, épidémies, attaques aériennes

     de visages moroses, cachots... et nous en allons au cimetière

Nous, les humains,

Nos temps sont noirs, nos cœurs très blancs

Nous, les humains,

nos horizons sont vastes, nos logis très étroits

Nous, les humains,

la mort est diligente, notre vie très coûteuse

     Pour nous, rien de plus.

*

Notre porte s’ouvre sur la rue :

si aisément viendraient les sangliers, pour dérober mes os, la nuit !

Basses sont nos fenêtres :

sans peine entreraient les vigiles, pour écouter le murmure du sang dans mes

     veines !

De verre, notre façade :

si promptement les corbeaux épieraient-ils les sanglots de mon âme !

Au fond, une mince paroi et aucun passage secret

peu de chambres et point de vue sur le fleuve

point de sortie à l’arrière :

si aisément s’introduiraient les voleurs, pour s’emparer de mon corps !

Corps si lourd... et je ne sais imiter les oiseaux

âme accablée... et je ne trouve le sommeil

cœur gorge de temps... et je ne puis oublier

Eux, ils emplissent la terre... moi, je suis voué à sa pesanteur

Eux, ils emplissent la terre...

moi, je ne suis ni aérien ni transparent

Ah... si aisément mourrais-je... si durement !

Homme infortuné... pourquoi ce corps ?

*

Egaré dans le jour

égaré dans la nuit

cristal brisé, fumée évanescente

fleur dans le coeur et balle de plomb pour fin

 

     L’amour ni la musique

     le baiser ni l’oiseau

     le ciel ni les cantiques

     ne donnent à la vie bonheur, au rêve douceur

 

Démarche chancelante et corps fluet

cœur blanc et doigt sans force...

Le temps demeure étroit

et la pierre ne prend saveur

 

Les arbres inspirent l’automne,

les enfants le massacre,

les passereaux le plomb,

les galettes de pain la famine :

égaré dans la nuit

     égaré dans le jour

fleur dans le cœur

     et balle de plomb pour fin

Ô

    petit

            enfant

                               endormi

                                              dans

                                                       un coin

 

Que faire des heures...

Que faire des lieux...

si nous ne pouvons rire.

ne pouvons aimer...

 

Sans foyer ni jardin

mur ni arbre...

Et nous ne sommes point papillons

n’avons griffes à nos doigts

Venons de la terre, mais ne la foulons pas

Toi et moi...

     toi et moi

rivières s’écoulant dans un nuage

toi et moi...

Nous avons les sources, mais point de ravines

toi et moi...

lièvre craintif et sarcelle immolée

 

Que faire des heures

Que faire des lieux

Ô temps étroit

ô vaste terre !

*

Ni assassin

ni saint,

tu ne peux vivre

ne peux mourir

 

Au commencement Dieu créa l’homme :

     le cou pour les virevoltes du regard

     la bouche pour le baiser

     le cœur pour le battement

     les ongles pour les papouilles

     les dents pour le sourire

     les bras pour l’étreinte

          et le corps pour l’amour

     les yeux pour la fleur

     et la feuille de papier

          pour l’écriture

A la fin Dieu créa l’homme

     le cou pour la lame

     le cœur pour la balle de fusil

     les bras pour la hache

     le corps pour la bombe

     les dents pour le marteau

     les ongles pour les pinces

     les yeux pour les clous

     et la feuille de papier

          pour le feu

 

Ni assassin

ni saint,

tu ne peux vivre

ne peux mourir

Fleur dans le cœur et balle de plomb pour fin

Ô

    grand

            enfant

                               endormi

                                              dans

                                                       un coin

 

 

Traduit de l’arabe par Claude Krul

In,Nazih Abou Afach :  Ô temps étroit... ô vaste terre

Editions Alidades, 74200 Thonon-les-Bains, 2002

Du même auteur :

La porte de l’étable (10/08/2018)

Rendez-vous (10/08/2019)

Le prisonnier (10/08/2020)

Bonjour (10/08/2021)

L’erreur (10/08/2022)

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