Mahmoud Darwich (1941 - 2008) / محمود د رويش : Onze astres sur l’épilogue andalou
Onze astres sur l’épilogue andalou
1
Au dernier soir
Sur cette terre
Au dernier soir sur cette terre nous détachons nos jours
De nos arbrisseaux, et comptons les côtes que nous emporterons
Et celles que nous laisserons. Là. Au dernier soir
Nous ne disons adieu à rien, et ne trouvons pas le temps pour notre fin
Tout demeure en l’état. Le lieu renouvelle nos rêves
Et ses visiteurs. Soudain nous ne sommes plus capables d’ironie
Car le lieu est apprêté pour accueillir le néant Ici, au dernier soir
Nous saturons nos yeux des montagnes qui ceignent les nuages. Conquête et
reconquête
Et un temps ancien qui remet à ce temps nouveau les clefs de nos portes
Entrez dans nos maisons, ô conquérants, et buvez notre vin
Sur le mode simple de notre mouwachah (1). Car nous sommes la nuit à sa
mienuit. Et nulle
Aube portée par un cavalier venu du dernier appel à la prière
Notre thé est vert et chaud, buvez-le, nos pistaches sont fraîches, mangez-les
Et les lits sont verts en bois de cèdre, cédez au sommeil
Après ce long siège, et dormez sur le duvet de nos rêves
Les draps sont mis, les parfums déposés aux portes, et les miroirs nombreux
Entrez-y pour que nous en sortions jusqu’au dernier. Et sous peu nous
chercherons ce que
Fut notre Histoire autour de la vôtre dans les contrées lointaines
Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie fut-elle
Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?
(1) Le mouwachah,, chant arabo-andalou, originaire de la lointaine al-Andalus est une des expressions majeures
de la musique et de la littérature arabes
2
Comment écrire
Au-dessus des nuages
Comment écrire au-dessus des nuages le legs des miens ? Et les miens
Quittent le temps ainsi qu’ils abandonnent leurs manteaux dans les maisons, et
les miens
Chaque fois qu’ils édifient une citadelle l’abattent pour dresser
Une tente qui abrite leur nostalgie du premier palmier. Les miens trahissent les
miens
Dans les guerres de la défense du sel. Mais Grenade est d’or
De la soie des mots brodés d’amandes, de l’argent des larmes dans
La corde du luth. Grenade est toute à la grande ascension vers elle-même
Et il lui revient d’être telle qu’elle le désire : la nostalgie pour
Toute chose passée ou qui passera ; L’aile d’une hirondelle effleure
Le sein d’une femme dans son lit, et elle crie : Grenade est mon corps
Un homme égare sa gazelle dans les prairies, et il crie : Grenade est mon pays
Et je suis de là-bas, alors chante, que les chardonnerets construisent de mes
côtes
Un escalier au ciel proche. Chante la geste de ceux qui montent vers
Leur fin, lune après lune dans la ruelle de l’année. Chante les oiseaux du jardin
Pierre après pierre. Que je t’aime toi qui m’a dépecé
Corde après corde sur le chemin vers sa nuit chaude. Chante
Et le parfum du café après toi a perdu son matin. Chante mon départ
Du roucoulement des palombes sur tes genoux et du gîte de mon âme
Dans les lettres de ton nom simple. Grenade est destinée au chant, alors
chante !
3
J’ai derrière le ciel
Un ciel
J’ai derrière le ciel un ciel pour revenir, mais
Je continue à polir le métal de ce lieu, et je vis
Une heure qui discerne l’invisible. Je sais que le temps
Ne sera pas deux fois mon allié, et je sais que je sortirai de ma
Bannière, oiseau qui ne se pose sur nul arbre
Je sortirai de toute ma peau, et quelques mots sortiront de ma langue sur
l’amour chez Lorca
Qui habitera ma chambre
Et verra ce que j’ai vu de la lune bédouine. Je sortirai des
Amandiers, duvet sur l’écume de la mer. L’étranger est passé
Portant sept siècles de chevaux. Il est passé là l’étranger
Pour que l’étranger passe là-bas. Je sortirai sous peu
Des rides de mon temps, étranger à Shâm et à l’Andalousie
Cette terre n’est pas mon ciel, mais ce soir est mien
Et les clefs m’appartiennent, et les minarets et les lanternes, et moi
Egalement, je m’appartiens. Je suis l’Adam des deux édens,
L’un et l’autre perdus
Alors chassez-moi lentement,
Et tuez-moi lentement
Sous mon olivier
Avec Lorca.
4
Je suis l’un
Des rois de la fin
... Et je suis l’un des rois de la fin. Je saute de ma
Jument dans le dernier hiver. Je suis le dernier soupir de l’Arabe
Je n’ai pas vue sur le myrte au-dessus des toits, et je ne
Regarde pas autour de moi de peur que ne me voie quelqu’un qui me
connaît
Qui sait que j’ai frappé le marbre des mots pour que ma femme traverse
Nu-pieds les flaques de lumière. Je n’ai pas vue sur la nuit de peur
D’y apercevoir une lune qui enflammait tous les secrets de Grenade
Corps après corps. Je n’ai pas vue sur l’ombre, pour ne pas voir
Quelqu’un portant mon nom et courant derrière moi :
Délivre-moi de ton nom
Et remets-moi l’argent du peuplier. Je ne me retourne pas, je crains
De me souvenir que je suis passé sur terre. Pas de terre
Dans cette terre, depuis que le temps s’est brisé autour de moi, débris et débris
Je n’étais pas amoureux pour croire les eaux miroirs
Comme je l’ai dit aux vieux amis. Et point d’amour qui intercède pour moi
Depuis que j’ai accepté le Pacte de paix je n’ai plus de présent
Pour passer demain près de ma veille. La Castille brandira
Sa couronne sur le minaret de Dieu. J’entends le cliquetis des clefs dans
La porte de notre Âge d’Or. Adieu notre histoire. Serais-je celui
Qui refermera la dernière porte du ciel ? Je suis le dernier soupir de l’Arabe
5
Un jour je m’assoirai
Sur le trottoir
Un jour je m’assoirai sur le trottoir, le trottoir de l’étrangère
Je n’étais pas un narcisse, bien que défendant mon image
Dans les miroirs. As-tu jamais été là, l’étranger ?
Cinq siècles passés et achevés, et notre rupture demeure, là, inaboutie
Et entre nous les lettres, toujours, et les guerres
N’ont pas modifié les jardins de ma Grenade. Certain jour je passe par ses
lunes
Et je frotte d’un citron mon désir. Enlace-moi que je renaisse
Des parfums d’un soleil, d’un fleuve sur tes épaules, de pieds
Qui égratignent le soir et il verse des larmes de lait à la nuit du poème
Je ne fus pas un passant dans les mots des chanteurs
J’étais leurs paroles
La réconciliation d’Athènes et de la Perse, un Orient étreignant un Occident
Dans le départ vers une même essence. Enlace-moi que je renaisse
D’épées damascènes dans les magasins. Il ne reste de moi
Que ma vieille armure, la selle sertie d’or de mon cheval. Il ne reste de moi
Qu’un manuscrit d’Averroès, le Collier du pigeon, et les traductions
J’étais assis sur le trottoir, place des pâquerettes
Et je comptais les pigeons : un, deux, trente... et les jeunes filles qui
Subtilisaient l’ombre des arbrisseaux sur le marbre, et me laissaient
Les feuilles de l’âge, jaunies. L’automne est passé par moi et je n’y ai pas pris
garde
Tout l’automne est passé, et l’Histoire est passée sur ce trottoir
Et je n’y ai pas pris garde
6
La vérité a deux visages
Et la neige est noire
La vérité a deux visages et la neige est noire sur notre ville
Nous ne pouvons désespérer plus que nous ne l’avons fait, et la fin marche vers
Les remparts. Sûre de ses pas
Sur ces dalles mouillées de larmes. Sûre de ses pas
Qui mettra en berne nos étendards ? Nous ou Eux ? Et qui
Nous donnera lecture du Pacte de paix, ô roi de l’agonie ?
Tout est apprêté pour nous. Qui dépouillera notre identité de nos noms.
Toi ou Eux ? Et qui posera en nous
Le sermon de l’errance : « Nous avons été incapables de briser l’encerclement
Remettons les clefs de notre paradis à l’émissaire de la paix, et nous serons
saufs... »
La vérité a deux visages. Notre emblème sacralisé était un glaive dans nos
mains
Et un glaive pointé vers nous. Qu’as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ?
Tu n’as pas combattu car tu crains le martyre, mais ton trône sera ton cercueil
Porte ton cercueil et préserve le trône, ô roi de l’attente
Ce départ nous laissera poignée de poussière
Qui enterrera nos jours après nous ? Toi ou Eux ? Et qui
Hissera leurs bannières sur nos remparts : Toi ou
Un cavalier désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre voyage
Toi ou un pauvre garde ? Tout est apprêté pour nous
Pourquoi éterniser la fin, ô roi de l’agonie ?
7
Qui suis-je
Après la nuit de l’étrangère ?
Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ? Je sors de mon rêve
Effrayé par l’incertitude du jour sur le marbre de la demeure, par
La pénombre du soleil dans les roses, par le jet du bassin
Effrayé par le suc sur les commissures des figues, par ma langue
Effrayé, par un air apeuré qui peigne un saule pleureur, effrayé
Par la netteté du temps plein, et par un présent qui n’est plus
Présent. Effrayé par mon passage dans un monde qui n’est plus
Le mien. Toi le désespoir, sois miséricorde. Toi la mort sois
Une grâce pour l’étranger qui discerne l’invisible plus net qu’un
Réel qui n’est plus réalité. Je tomberai d’une étoile
Du ciel sur une tente en route... vers où ?
Où est le chemin qui mène à quoi que ce soit ? Je vois l’invisible plus net
qu’une
Rue qui n’est plus ma rue. Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ?
J’allais vers moi dans les autres, et voilà que
Je me perds et perds les autres. Mon cheval sur le littoral atlantique s’est
volatilisé
Et mon cheval sur le littoral méditerranéen plante en moi la lance du Croisé.
Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ? Je ne peux revenir à
Mes frères auprès du palmier de ma vieille maison, ni toucher le
Fond de mon abîme. L’Invisible ! Point de cœur à l’amour, point
De cœur à l’amour pour y élire demeure après la nuit de l’étrangère
8
Toi l’eau
Sois une corde à ma guitare
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conquérants sont venus
Et les conquérants anciens sont passés. Difficile de me souvenir de mon visage
Dans les miroirs. Sois ma mémoire et je verrai ce que j’ai perdu
Qui suis-je après cet exode ? J’ai un rocher
A mon nom sur des plateaux. Ils ont vue sur ce qui s’est écoulé
Et achevé. Sept siècles marchent à mes côtés derrière les remparts de la ville
En vain s’arrondit le temps pour que je sauve mon passé d’un instant
Qui à présent donne naissance à l’histoire de mon exil en moi et dans les autres
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conquérants sont venus
Et les conquérants anciens sont passés vers le Sud, peuples qui restaurent leurs
jours
Dans les amas du changement. Je sais qui j’étais hier. Qui serais-je
Dans un lendemain sous les bannières atlantiques de Colomb ? Sois une corde
Toi l’eau et sois une corde à ma guitare. Point d’Egypte en Egypte, point
De Fès à Fès, et Damas s’éloigne. Et pas de faucon dans
L’étendard des miens. Pas de fleuve à l’est des palmiers assiégés
Par les chevaux agiles des Mongols. Dans quelle
Andalousie disparaîtrai-je ? là
Ou là-bas ? Je saurai que j’ai décédé et qu’ici j’ai laissé
Le meilleur de moi. Mon passé. Je n’ai plus que ma guitare
Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conquérants sont partis
Et sont venus les conquérants.
9
Dans le grand départ
Je t’aime plus encore
Dans le grand départ je t’aime plus encore. Sous peu
Tu refermeras la ville. Je n’ai pas de cœur dans tes mains, et pas
De chemin qui me porte Dans le grand départ je t’aime plus encore
Notre grenadier après toi a perdu sa sève. Plus légers les palmiers
Plus légères les collines, et nos rues dans le crépuscule
Et la terre qui dit adieu à sa terre. Plus légers les mots
Et les contes sur les marches de la nuit. Mais mon cœur est lourd
Laisse-le là, qui hurle autour de ta maison et pleure les beaux jours
Je n’ai d’autre patrie que lui. Dans le grand départ je t’aime plus encore
Je vide l’âme des derniers mots. Je t’aime plus encore
Dans le départ les papillons guident nos âmes. Dans le départ
Nous nous souvenons d’un bouton de chemise perdu, et nous oublions
La couronne de nos jours. Nous nous souvenons de la sueur au parfum
d’abricot, et nous oublions
La danse des chevaux dans les nuits de noces. Dans le départ
Nous égalons l’oiseau. Nous compatissons pour nos jours et nous nous
contentons de peu
Il me suffit de toi le poignard doré qui fais danser mon cœur meurtri
Tue-moi lentement et je dirai : Je t’aime plus que
Je ne l’ai dit avant le grand départ. Je t’aime. Rien ne me fait mal
Ni l’air, ni l’eau. Plus de basilic dans ton matin, plus
De lys dans ton soir qui m’endolorissent après ce départ.
10
Je ne désire de l’amour
Que le commencement
Je ne désire de l’amour que le commencement. Au-dessus des places de ma
Grenade
Les pigeons ravaudent le vêtement de ce jour
Dans les jarres, du vin à profusion pour la fête après nous
Dans les chansons, des fenêtres qui suffiront et suffiront pour qu’explosent les
fleurs du grenadier
Je laisse le sambac dans son vase. Je laisse mon petit cœur
Dans l’armoire de ma mère. Je laisse mon rêve riant dans l’eau
Je laisse l’aube dans le miel des figues. Je laisse mon jour et ma veille
Dans le passage vers la place de l’oranger où s’envolent les pigeons.
Suis-je celui qui est descendu à tes pieds pour que montent les mots
Lune blanche dans le lait de tes nuits ? Martèle l’air
Que je voie, bleue, la rue de la flûte. Martèle le soir
Que je voie comment entre toi et moi s’alanguit ce marbre.
Les fenêtres sont vides des jardins de ton châle. En un autre temps
Je savais nombre de choses de toi, et je cueillais le gardénia
A tes dix doigts. En un autre temps je possédais des perles
Autour de ton cou et un nom gravé sur une bague d’où jaillissait la nuit
Je ne désire de l’amour que le commencement. Les pigeons se sont envolés
Par-dessus le toit du ciel dernier. Ils se sont envolés et envolés
Il restera après nous du vin à profusion dans les jarres
Et quelque terre suffisante pour que nous nous retrouvions, et que la paix soit
11
Les violons
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas
Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra
Les violons enflamment les forêts de cette obscurité lointaine, si lointaine
Les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang dans ma veine
jugulaire
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons, chevaux sur une corde de mirage et une eau qui geint
Les violons, chant de lilas sauvages qui s’éloigne et revient
Les violons, monstre que torture l’ongle d’une femme qui l’effleure et
s’éloigne
Les violons, armée qui édifie un cimetière de marbre et de nahawand
Les violons, anarchie de cœurs qu’affole le vent dans les pas de la danseuse
Les violons, essaims d’oiseaux qui s’échappent de la bannière inachevée
Les violons, plainte de la soie ridée dans la nuit de l’amante
Les violons, voix du vin lointain sur un désir révolu
Les violons me suivent, ici et là-bas, pour se venger de moi
Les violons me recherchent pour m’occire, où qu’ils me trouvent
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
1992
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar
In, Mahmoud Darwich : « La terre nous est étroite et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 2000
Du même auteur :
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