Mahmoud Darwich (1941 - 2008) / محمود د رويش : « Nous choisirons Sophocle... »
Nous choisirons Sophocle
Si cet automne est le dernier,
demandons pardon
pour le sac et le ressac de la mer,
pour les souvenirs...
pour ce que nous avons fait
de nos frères avant l’âge du bronze.
Nous avions blessé tant de créatures
avec des armes faites des os de nos frères,
pour devenir leur descendance près des sources.
Demandons pardon
à la harde de la gazelle
pour ce que nous lui avons
fait subir près des sources,
quand un filet de pourpre serpenta sur l’eau.
Nous ne savions pas que c’était notre sang
qui consignait sans histoire
dans les coquelicots de ce bel endroit.
Si cet automne est le dernier,
unissons-nous aux nuages
pour apporter la pluie aux plantes suspendues
au-dessus de nos chants,
pour pleuvoir sur les troncs des légendes...
sur les mères revenues à leur enfance
pour recouvrer notre récit
de conteurs qui ont rallongé les épisodes de la migration...
N’aurions-nous pu les modifier un peu
que s’apaisent en nous les cris des palmiers.
Là-bas nous sommes nés sur nos chevaux
et nous nous sommes consumés au soleil de Jéricho.
Nous brandissions les toits des maisons
pour que les ombrages s’habillent de nos corps.
Nous célébrions les fêtes de la vigne et de l’avoine
et la terre parait nos noms du sien et de ses iris.
Nous lissions nos pierres
pour qu’elles s’allègent... s’allègent
lentement dans des maisons
polies par la lumière et les orangers.
Nous suspendions nos jours
à des clés en bois de cyprès.
Nous vivions lentement et la vie avait le goût
des petites différences entre les maisons.
Si cet automne est le dernier, éloignons-nous
du ciel des exils et des arbres des autres.
Nous avons grandi, un peu mûri,
insouciants des rides dans l’intonation du ney...
La route s’est allongée et nous n’avons pas avoué
que nous marchions sur les pas de César.
Nous n’avons pas pris garde au poème qui dépouillait les siens de
leurs sentiments pour élargir son horizon
et dresser notre tente là où la guerre nous avait jetés
entre Athènes et la Perse, l’Irak et l’Egypte.
Nous nous aimions les charrues plus que les glaives,
nous aimions l’air automnal, la pluie,
et aimions la nature amoureuse
selon les traditions des dieux nés parmi nous,
qui nous protégeaient des vents secs et des chevaux
d’un ennemi que nous ne connaissions pas.
Mais nos portes ente Egypte et Babel
étaient ouvertes aux guerres,
ouvertes à l’exode.
Si cet automne est le dernier, écourtons
nos louanges aux vases anciens
sur lesquels nous avons gravé nos psaumes.
D’autres que nous ont, sur les nôtres,
gravés d’autres psaumes encore intacts.
Une mauve grimpe au-dessus des vielles armures
pour que ses fleurs rouges cachent
ce que le glaive a fait du nom.
Nos traces feront verdir les ombrages
si nous parvenons à atteindre notre mère
au terme de ce long défilé.
Nous appartient ce qui nous appartient.
Tout nous appartient :
les mots de l’adieu
nous apprêtent le rituel de leur parure...
Chaque mot est une femme qui,
à sa porte, veille sur le retour de l’écho.
Chaque mot est un arbre
qui, avec le vent, frappe le cadenas de l’espace.
Chaque mot est un balcon donnant
sur les taches des nuages dans la place déserte
et sur son reflet dans le roucoulement...
Nous appartient ce qui nous appartient.
Là-bas nous appartient...
Notre passé ordonne nos rêves,
image après image,
affine nos jours,
et ceux de nos frères et de nos ennemis anciens.
Nous sommes ceux qui se sont consumés
au soleil des pays lointains,
ceux qui viennent au commencement de la terre
pour emprunter les routes,
posséder la rose
et parler la langue d’avant.
Nous choisirons Sophocle avant Imru’ al -Qays
quelle que soit la métamorphose
des figues des pâtres
quelles que soient les prières élevées à César
par nos frères et nos ennemis précédents
unis dans la célébration des ténèbres.
La religion des pâtres pourrait changer,
mais il faudra qu’un poète quête un oiseau dans la cohue
qui égratigne le visage du marbre
et fraie sur les pentes, un passage pour des dieux
venus répandre la terre du ciel sur la terre.
Il faudra une mémoire pour que nous oubliions er pardonnions
quand adviendra la paix entre nous
et entre la gazelle et le loup.
Il faudra une mémoire pour qu’à la fin
nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle
et il faudra une jument sur les places de cet hennissement...
En automne, nous possédons un poème d’amour...
Un court poème d’amour.
Amour, le vent nous emporte et
nous tombons près du lac, prisonniers.
Nous soignons l’air malade, nous secouons les branches
pour entendre les battements du cœur de l’air,
nous simplifions le rituel de l’adoration,
sur les deux rives, nous laissons des dieux
à l’usage des peuples
et nous portons les plus petits d’entre eux avec nos
provisions et portons ce chemin...
Nous marchons et, près des sources, nous décryptons nos traces :
Sommes-nous déjà passés par là ?
Sommes-nous les propriétaires de ce verre colorié...
Sommes-nous, qui nous sommes ?
Sous peu nous saurons ce que le glaive a fait du nom,
alors, Amour, laisses-nous ce qui nous appartient...
de l’air des champs...
L’automne, nous possédons un poème d’amour...
Un dernier poème d’amour.
Nous n’avons pu abréger la fin du chemin mais nos âges
nous pourchassent pour que nous incitions nos pas
vers le commencement de l’amour.
Amour, nous étions les renards de cette haie
et la camomille de la plaine.
Nous voyions ce que nous ressentions
et sur la cloche du temps,
nous cassions nos noisettes.
Nous recelions un chemin solitaire vers la place lunaire et la nuit
ne recèle de nuit que les fruits du mûrier. Nous possédions une
seule lune dans les mots,
nous étions les conteurs
avant que les envahisseurs n’atteignent notre lendemain...
Ah que ne sommes-nous arbres dans les chansons
pour devenir la porte d’une masure,
le toit d’une maison,
la table pour le dîner de deux amants ou une chaise ?
Amour, retiens-nous un peu
que nous tissions la robe du beau mirage.
Notre nombre est le compagnon de nos veillées
dans le sud quand les femelles des fauves aboient
à la lune rouge au-dessus de nous.
Nous caresserons le pain des pâtres
et nous nous vêtirons du lin de leurs habits
pour nous surprendre nous-mêmes....
Voici nos jours
qui passent devant nous, lentement et en cadence...
Voici nos jours
qui passent dans les véhicules de soldats
et envoient leurs saluts aux pensées légères :
« Paix sur la terre de Canaan,
terre de la gazelle et du pourpre ».
Voici nos jours qui se dévident, fil après le fil,
et nous étions les tisserands de leur cape.
Les dieux y ont eu pour seul rôle
d’être les compagnons de nos veillées
et de nous avoir servi leur vin...
Voici nos jours
qui apparaissent pour nous assoiffer encore...
Dans la cohue des plaies anciennes,
nous n’avons pas reconnu notre blessure.
Mais ce lieu-saignement est désigné par nos noms.
Nous n’étions pas coupables d’être nés là
ni coupables... si tant d’envahisseurs
se sont, là, levés contre nous,
qui aimaient nos louanges du vin, nos légendes
et l’argenté de nos oliviers.
Nous n’étions pas coupables si les vierges
de Canaan ont suspendus leurs sarouals
aux têtes des bouquetins
pour que mûrissent les figues sauvages
et grandissent les prunes des plaines
ni coupables... si d’autres conteurs
se sont emparés de notre alphabet
pour décrire notre terre,
tout comme nous, tout comme nous.
Voici nos voix
et les leurs qui se croisent au(dessus des collines,
même écho à l’écho.
Le ney se mêle alors au ney et le vent aboie et aboie en vain.
Comme si nos chants en automne
étaient leurs chants en automne.
Comme si ce pays nous soufflait nos mots...
Mais la fête de l’avoine nous appartient,
Jéricho nous appartient et nous appartiennent
nos traditions dans les louanges des demeures
et la culture du blé et de la marguerite des prés.
Paix sur la terre de Canaan,
terre de la gazelle
et du pourpre.
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar,
in, Mahmoud Darwich : « Onze astres sur l’épilogue andalou. »
1992
Du même auteur :
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