Homère / Oμηρος (VIIIème siècle av. J.C.) : Priam aux pieds d’Achille
Priam aux pieds d’Achille
Personne n’a vu entrer le grand Priam, il s’arrête auprès d’Achille,
Il lui prend les genoux dans ses mains, il lui embrasse les mains,
Ces terribles mains tueuses d’hommes qui ont tué tant des fils qui étaient
siens !
De même un homme qui a lourdement péché, et qui est devenu un assassin sur
sa propre terre,
Arrive un jour en exil sur une terre étrangère,
Dans la maison d’un homme riche, alors la stupeur écarquille tous les yeux.
La même stupeur saisit Achille quand il voit Priam semblable aux dieux,
Tous échangent des regards, la même stupeur saisit tous les assistants,
Et Priam fait sa supplication à Achille en lui disant :
- « Souviens-toi de ton père, Achille semblable aux dieux
Il a mon âge, il est comme moi sur le seuil maudit où sont les vieux.
Il est entouré de voisins qui le tracassent sans doute sans cesse
Et personne n’est auprès de lui pour écarter le malheur et la détresse.
Mais il a du moins, lui, cette joie dans son cœur
Qu’on lui parle de toi comme d’un vivant, et il compte à toute heure
Qu’il va voir son fils bien-aimé revenir du front de Troie.
Mon malheur à moi est total, à moi qui ai donné le jour dans la large Troie
A tant de héros, et je songe qu’aucun d’eux ne m’a été laissé à moi !
Ils étaient cinquante, le jour où les garçons de Grèce ont débarqué.
J’en avais dix-neuf qui du même sein étaient nés,
Et le reste m’avait été donné par les autres femmes de ma maison royale.
Les genoux de presque tous ont été brisés par la guerre brutale.
Le seul qui me restait, pour protéger la ville et les siens,
Tu me l’as tué hier, au service du sol qui était le sien :
C’était Hector. Et maintenant, me voici, auprès des bâtiments de l’invasion,
Je viens te le racheter, et je t’apporte une immense rançon.
Va, respecte les dieux, Achille, songe à ton père à toi,
Et moi qui ai plus de droit à la pitié que lui, prend pitié de moi.
Car j’ai osé ce que nul humain n’a encore osé ici-bas cependant,
J’ai porté à mes lèvres la main de l’homme qui avait tué mes enfants. »
Il dit, et il donne envie à Achille de pleurer sur son père lointain.
Achille prend la main du vieillard, il écarte avec douceur cette main.
Tous les deux se souviennent, et l’un pleure sur celui qui fut un tueur
d’hommes, sur Hector,
Il pleure longuement, et il se tasse aux pieds d’Achille encore.
Et Achille cependant pleure sur son père, et par moments pleure
Aussi sur Patrocle, et leurs plaintes s’élèvent à travers la demeure.
Mais le divin Achille est maintenant rassasié de sanglots.
Le désir en quitte ses membres et son cœur bientôt.
Brusquement il s’est levé de son siège, il a mis le vieillard debout de sa main,
Et ce front blanc, et cette barbe blanche, il les plaint.
Puis, prenant la parole, il dit ces mots ailés :
- « Malheureux ! dans ton coeur que de peines tu as endurées,
Comment as-tu osé venir tout seul jusqu’aux lignes grecques et à nos
bâtiments,
Voir de tes yeux l’homme qui a tué tant de héros et tant d’enfants ?
Certes, je crois vraiment que tu as un cœur d’acier.
Mais allons, sur ce siège, il faut que tu t’asseyes,
Laissons dormir la douleur dans notre âme, quel que soit notre chagrin.
Aux plaintes qui glacent les coeurs on ne gagne rien.
Tel est le destin que les dieux ont tissé pour les mortels malheureux,
Vivre dans le chagrin, pendant qu’ils n’ont pas de soucis, eux !
Deux jarres sont plantées dans le sol du destin.
L’une est pour nos malheurs, et l’autre pour nos biens.
Le dieu lanceur de tonnerre fait son petit mélange pour chacun.
On tombera un jour sur le malheur, et le bonheur viendra demain.
Mais de celui à qui il ne donne que misères, il fait un être méprisable,
Que la faim dévorante poursuit à travers les espaces incalculables,
Et il erre dans le mépris des hommes et des divinités.
C’est ainsi que les dieux ont fait de beaux présents à mon père Pélée,
Dès le jour qu’il naquit : il surpassait tous les autres humains
Par son bonheur, par ses richesses, il commandait au peuple myrmidonien,
Il était mortel, et les dieux lui avaient accordé pour épouse une déesse.
Eh bien ! pourtant, à lui aussi, les dieux ont apporté un jour la détresse.
Dans son palais, il n’a pas donné le jour à des fils qui lui succéderaient.
Il n’a engendré qu’un enfant, à mourir avant l’heure condamné.
Et je ne suis pas là pour soigner sa vieillesse, mais je suis loin de ma patrie,
Je reste là, dans la terre troyenne, à te faire mal à toi et à tes fils.
Et toi aussi, vieillard, nous le savons bien, que tu as été heureux naguère !
Dans tout le pays que limite Lesbos, île du héros Makar, du côté de la mer,
Et plus loin la Phrygie et l’Hellespont qui à l’infini s’étend,
Tu l’emportais sur tous, vieillard, par tes richesses et tes enfants.
E voici que les fils du ciel ont amené le malheur sur toi :
Partout, tout autour de ta ville, des tueries d’hommes et des combats !
Va, endure ton destin, ne te plains pas sans arrêt dans ton cœur.
Tu n’y gagneras rien, dur ton fils à verser des pleurs
Mais au lieu de le ressusciter, tu risques d’attirer sur toi de nouveaux
malheurs. »
Le vieux Priam alors, pareil aux dieux, répond :
- « Enfant des dieux, ne me fais pas asseoir sur un siège tandis que mon Hector,
Sans que nul s’en soucie, est étendu là, dans la baraque encore ;
Ah ! plutôt, rend-le moi sans délai afin que de mes yeux je le voie,
Et prends pour cela la riche rançon que nous avons apportée pour toi.
Puisses-tu en jouir, puisses-tu rentrer dans ta terre paternelle ;
Toi qui a commencé par ne pas me tuer et me laisser voir la lumière du
soleil ! »
Achille aux pieds légers le dévisage, et dit :
- « Maintenant, vieillard, ne va pas me mettre en colère.
Je songeais déjà à te rendre Hector depuis que de Dieu est venu à moi une
messagère,
La mère à qui je dois le jour, la fille du Vieux de l’Océan.
Priam, je ne m’y trompe pas, ma raison me suffit et je comprends
Que c’est un dieu qui t’a conduit lui-même aux avisos de Grèce.
Aucun homme sans cela n’oserait, même dans la pleine force de la jeunesse,
Venir jusqu’à ce camp, où personne n’échapperait à nos postes
Et, où personne ne déplacerait aisément la barre qui ferme ma porte.
Allons, tais-toi, et n’irrite pas ma colère davantage au moment où je suis dans
le chagrin.
Sinon, vieillard, je pourrais bien te refuser l’accès de la baraque où je me tiens,
Tout suppliant que tu sois, et violer ainsi les ordres divins. »
Il dit, et le vieillard prend peur et obéit.
Cependant le fils de Pélée bondit comme un lion hors de son logis,
Il n’est pas seul, il a avec lui ses deux écuyers,
Le héros Automédon, et Alkimos, qui est son préféré,
Celui qu’il aime le mieux parmi ses compagnons depuis que Patrocle est mort.
Ils détellent du joug les chevaux et les mules qui y sont encore,
Ils font entrer le bon crieur qui sert le vieillard
Ils lui donnent un siège, et ils commencent à enlever du char,
Du char aux belles roues, l’immense rançon prévue pour la tête d’Hector.
Mais ils laissent pourtant deux pièces de lin, et une tunique bien tissée encore.
Achille veut en envelopper le mort quand il le rendra pour qu’on le ramène
chez lui.
Il appelle les captives, il leur ordonne de le laver et de le parfumer,
Mais d’abord il l’emporte à l’écart, afin que Priam ne voie pas son fils,
Car il ne pourrait plus dominer sa colère dans son âme affligée
S’il voyait son enfant, et Achille en son cher cœur pourrait s’exaspérer,
Et tuer le vieillard et violer ainsi les ordres divins.
Lorsque les captives l’ont bien lavé, et qu’avec les huiles elles l’ont oint,
Lorsqu’elles l’ont enveloppé de la tunique et d’une belle pièce de lin,
C’est Achille lui-même qui le soulève et qui le dépose sur un lit,
Que ses compagnons portent ensuite sur le chariot poli.
Achille alors sanglote, invoque son ami :
- Ne sois pas fâché contre moi, Patrocle, si au fond du pays des morts,
Tu apprends que j’ai rendu à son cher père le divin Hector.
Il m’a offert pour cela une rançon honorable,
Et je t’en donnerai, à toi aussi, la part qui est convenable. »
Traduit du grec par Robert Brasillach
in, « Anthologie de la poésie grecque »
Editions Stock, 1950
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