Anne Bihan (1955 -) : Graines plumes coquillages
- Graines
plumes
coquillages
La nuit l’incendie embrase les crêtes
vallée de la Houaïlou
de grands pins se brisent
fin des sentinelles
l’écorce des niaoulis
apyres se consume
persiste au matin
leur senteur de goménol
temps sous les capuches
d’arrachement des cordylines
de soif au creux des tarodières
de rage de haine d’allumettes
le silence des grillons.
Regarder
étrangère sous le soleil kanak
les sentiers les cases
sans porte ni fenêtres
sourire aux enfants lumineux
dévastés
trou noir quand mes yeux
le quittent.
Nuit australe
native
nuit de Kanaky
deviner le son
des canettes
tombées sur les niaoulis
bière de Noël
les branches trinquent
le femmes craignent la dengue
des enfants cognent
jouent aux menottes
sur les rondins.
les autres se taisent.
S’avancer
déliée des sarments
mortifères
autre
nue
incertaine.
Guetter
à la lisère
dans l’écartèlement des formes
sur les rebords
rebonds
tréfonds
des rêves altiers de l’autre
la sauvage irruption
de soi irradiée
d’océanes cadences.
Paille cendre
bois rongé
sous la lune rouge
cases qui ne naîtront plus
flèche pirogue
incinérées
un enfant vide
son bâton de pluie
la montagne en feu
dit adieu au dernier bruissement
d’herbe
et d’eau.
Se glisser
entre les mâchoires d’un soleil-parure
écorces poils dents plumes
porcelaines murex et bois flotté
sous l’abondance cérémonielle et composite
des couvre-chefs
lentement tresser l’organique parade
le fil sans fin d’une autre parole.
Gousse longue du flamboyant
sexe d’arbre à foison
qui brûle
tout est cendre ce soir
l’homme dans sa case
l’enfant
le ciel ou la montagne
part en poussière
l’igname pleure
l’eau rêvée de l’étrangère.
Le feu s’apaise
tout est opaque
qui pleure sur l’arbre en cendres
l’herbe calcinée sous le joug
du vent ?
des souffles dans l’ombre
attisent les braises
ils aiment le feu
palabrent sous la case
nous hors du cercle
entrer dans l’ignorance
la trouver douce
l’eau cherche la terre
aux frontières du ciel
le vide se penche.
S’approcher
tamat worwor le doigt
posé à même le sable des rêves continus
d’un peuple-tambour
ne rien emprisonner du saut
de l’improbable tour d’où l’enfant
s’élance
sur la natte des femmes assembler
monnaie un collier
de graines de plumes de dents de coquillages.
Se tenir
entre reconnaître
à la source la radicale étrangeté
de l’autre tous ces autres sans qui
nos visages forêt sans lumière
impossibles à voir
oser l’ombre debout de l’ignorance
se tenir
entre laisser
aux informes le cirque mensonger
de l’abrasement universel et lui
préférer les appartenances plurielles
et jubilatoires
guetter le sens à la racine du geste
Se tenir
entre donner
aux enfants du ciel des bras
armés de la même innocence et quand
la nuit viendra danser sur nos épissures
prendre le risque de l’espérance.
Pieds nus éprouver au passer des creeks
la patience des pierres
à Waraï les enfants dressent des châteaux
sitôt défaits sable volcan pulvérisé
remparts d’ébène ornés de bris de porcelaine
la nuit hésite la plage vient de loin
à la jointure des eaux remuent les paysages
langue la chair de la nouvelle igname
apprivoise d’anciens silences.
Traquer traduire
la diverse parole
s’ouvrir aux souffles
du grand dehors sous l’arbre-éventail
à l’irruption du voyageur
empruntant l’allée latérale son pas
os peau muscles ligaments
sans hâte et sans désir d’exploits
à accomplir
s’ouvrir
à rouge et vert ce vol de perruches
ébouriffant l’aube de lignes
éphémères.
Deux ciels s’épousent à la césure des mers
de l’un je reconnais la langue goémonière
de l’autre les voix ouvertes à qui suit ses chemins
de l’un les pierres debout les nuits de grande lune
de l’autre les vallées qui puisent dans la chaîne
de l’un ce fleuve cette île le vent fort ce matin
la pâque du clocher qui sonna pour les miens
le père parti trop tôt la mère dans la violence
d’un novembre d’orage
le chant d’un coquelicot tremblant sur son corsage
de l’autre ce Noël flamboyant de soleil
d’amour de joie têtue d’étreintes enfantines
cette petite fille surgie sous ses ombrages
riant sous le manguier
où ses frères jouent à vivre dans d’autres paysages
il est des monnaies-plumes
des monnaies-coquillages
papillons notous et passereaux
dents poils de roussette et sapi-sapi
cauris couteaux fibres de cocos
deux pays s’étreignent là où je m’assemble
ce cahier est sans retour
Soudain l’orient d’une aube
l’autre langue en approche.
Etre ni l’un ni
l’autre juste le fil tendu entre
les rives juste l’élan
ténu entre les formes singulières
du même la langue plurielle
et composite une jambe
inattendue lancée à l’oblique
d’un ciel de traîne
être la voix blanche qui
tourne et tourne encore longe
le mur des fous des fissurés
estropiés crucifiés ramasse
à la Une et derrière la porte insonore
ses chambres aseptisées
des mots savants des phrases ordinaires
se résout à l’incertaine parole
des songes
oser traverser la Ligne où les oiseaux de haut vol
s’écartèlent
être ni l’ombre ni
portée la lumière où noires
et rondes et blanches vibrent
les cendres sonores de nos cris
partagés mais la fragile pesanteur
de l’amour et la grâce de nos désirs
peuplées de bras de bouches de chevelures
être chaine et trame de la
natte promise où assis debout bruisse
le monde et la joie reconquise
des simples des pauvres des affligés
des affamés nommer la soif et l’eau la peine
et la miséricorde le doux
et la douleur de ce qui en nous
guette l’infinie présence
de la source
et mains vides s’avancer vers la montagne où l’Enfant
au semblable
s’abandonne.
Ses joues moirées d’ombre et de soleil
sur la balançoire du pied de letchi
la petite à tue-tête oublie
la nuit brusque
voix blanches quand ce qui rôde
en tous lieux vous saisit.
Ton ventre est l’océan
Editions Bruno Doucey, 2011
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