Philippe Jaccottet (1925 – 2021) : Fin d’hiver
Philippe Jaccottet à Paris en 1987. © FLORENCE PONCET
Fin D’hiver
Peu de chose, rien qui chasse
l’effroi de perdre l’espace
est laissé à l’âme errante
Mais peut-être, plus légère,
incertaine qu’elle dure,
est-elle celle qui chante
avec la voix la plus pure
les distances de la terre
*
Une semaison de larmes
sur le visage changé,
la scintillante saison
des rivières dérangées ;
chagrin qui creuse la terre
L’âge regarde la neige
s’éloigner sur les montagnes
*
Dans l’herbe à l’hiver survivant
ces ombres moins pesantes qu’elle,
de timides bois patients
sont la discrète, la fidèle,
l’encore imperceptible mort
Toujours dans le jour tournant
ce vol autour de nos corps
Toujours dans le champ du jour
ces tombes d’ardoise bleue
*
Vérité, non vérité
se résorbent en fumée
Monde pas mieux abrité
que la beauté trop aimée,
passer en toi, c’est fêter
de la poussière allumée
Vérité, non vérité
brillent, cendre parfumée
LUNE A L’AUBE D’ETE
Dans l’air de plus en plus clair
scintille encore cette larme
ou faible flamme dans du verre
quand du sommeil des montagnes
monte une vapeur dorée
Demeure ainsi suspendue
sur la balance de l’aube
entre la braise promise
et cette perle perdue
LUNE D’HIVER
Pour entrer dans l’obscurité
prends ce miroir où s’éteint
un glacial incendie :
atteint le centre de la nuit,
tu n’y verras plus reflété
qu’un baptême de brebis
*
Jeunesse, je te consume
avec ce bois qui fut vert
dans la plus claire fumée
qu’ait jamais l’air emportée
Âme qui de peu t’effraies,
la terre de fin d’hiver
n’est que tombe d’abeilles
AU DERNIER QUART DE LA NUIT
Hors de la chambre de la belle
rose de braise, de baisers
le fuyant du doigt désignait
Orion, l’Ourse, l’Ombelle
à l’ombre qui l’accompagnait
Puis de nouveau dans la lumière,
par la lumière même usé,
à travers le jour vers la terre
cette course de tourterelles
*
Là où la terre s’achève
levée au plus près de l’air
(dans la lumière où le rêve
invisible de Dieu erre)
entre pierre et songerie
cette neige : hermine enfuie
*
Ô compagne du ténébreux
entends ce qu’écoute sa cendre
afin de mieux céder au feu :
les eaux abondantes descendre
aux degrés d’herbe et de roche
et les premiers oiseaux louer
la toujours plus longue journée
la lumière toujours plus proche
*
Dans l’enceinte du bois d’hiver
sans entrer tu peux t’emparer
de l’unique lumière due :
elle n’est pas ardent bûcher
ni lampe aux branches suspendue
Elle est le jour sur l’écorce
l’amour qui se dissémine
peut-être la clarté divine
à qui la hache donne force
Airs, poèmes (1961 – 1964)
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
« … qu’est-ce qu’un lieu ? » (27/06/2014)
Oiseaux, fleurs et fruits (27/06/2015)
Oiseaux invisibles (27/06/2016)
Parler (03/07/2017)
« Dis encore cela... » (03/07/2018)
A la lumière d’hiver (03/07/2019)
Monde (03/07/2020)
Autres chants (03/07/2021)
Leçons (03/07/2022)
On voit (06/07/2024)