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Le bar à poèmes
3 juillet 2022

Philippe Jaccottet (1925 - 2021) : Leçons

 

image[1]logo la vie

 

 

Leçons

 

                                      Qu’il se tienne dans l’angle de la chambre. Qu’il mesure,

                                            comme il a fait jadis le plomb, les lignes que j’assemble

                                           en questionnant, me rappelant sa fin. Que sa droiture

                                            garde ma main d’errer ou dévier, si elle tremble.

 

                                                                    

 

 

     Autrefois,

     moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine,

     me couvrant d’images les yeux,

     j’ai prétendu guider mourants et morts.

 

     Moi, poète abrité,

     épargné, souffrant à peine,

     aller tracer des routes jusque-là !

 

     A présent, lampe soufflée,

     main plus errante, qui tremble,

     je recommence lentement dans l’air.

 

*

     Raisins et figues

     couvés au loin par les montagnes

     sous les lents nuages

     et la fraîcheur :

     sans doute, sans doute...

 

     Vient un moment où l’aîné se couche

     presque sans force. On voit

     de jour en jour

     son pas moins assuré.

 

     Il ne s’agit plus de passer

     comme l’eau entre les herbes :

     cela ne se tourne pas.

 

     Lorsque le maître lui-même

     si vite est emmené si loin,

     je cherche ce qui peut le suivre :

 

     ni la lanterne des fruits,

     ni l’oiseau aventureux,

     ni la plus pure des images ;

 

     plutôt le linge et l’eau changés,

     la main qui veille,

     plutôt le cœur endurant.

 

*

     Je ne voudrais plus qu’éloigner

     ce qui nous sépare du clair,

     laisser seulement la place

     à la bonté dédaignée.

 

     J’écoute des hommes vieux

     qui se sont accordés aux jours,

     j’apprends à leurs pieds la patience :

 

     ils n’ont pas de pire écolier.

 

*

Sinon le premier coup, c’est le premier éclat

de la douleur : que soit ainsi jeté bas

le maître, la semence,

que le bon maître soit ainsi châtié,

qu’il semble faible enfançon

dans le lit de nouveau trop grand,

enfant sans le secours des pleurs,

sans secours où qu’il se tourne ,

acculé, cloué, vidé.

 

Il ne pèse presque plus.

 

La terre qui nous portait tremble.

 

*

Une stupeur

commençait dans ses yeux : que cela fût

possible. Une tristesse aussi,

vaste comme ce qui venait sur lui,

qui brisait les barrières de sa vie,

vertes, pleines d’oiseaux.

 

Lui qui avait toujours aimé son clos, ses murs,

lui qui gardait les clefs de la maison.

 

*

Entre la plus lointaine étoile et nous,

la distance inimaginable, reste encore

comme une ligne, un lien, comme un chemin.

S’il est un lieu hors de toute distance,

ce devrait être là qu’il se perdait :

non pas plus loin que toute étoile, ni moins loin,

mais déjà presque dans un autre espace,

en dehors, entraîné hors des mesures.

Notre mètre, de lui à nous, n’avais plus cours :

autant, comme une lame, le briser sur le genou.

(Mesurez, laborieux cerveaux, oui mesurez

ce qui nous sépare d’astres encore inconnus,

tracez, aveugles ivres, parcourez ces lignes,

puis voyez ce qui brise votre règle entre vos mains.

Ici, considérez l’unique espace infranchissable.)

 

*

     Muet. Le lien des mots commence à se défaire

     aussi. Il sort des mots.

     Frontière. Pour un peu de temps

     nous le voyons encore.

     Il n’entend presque plus.

     Hélerons-nous cet étranger s’il a oublié

     notre langue, s’il ne s’arrête plus pour écouter ?

     Il a affaire ailleurs.

     Il n’a plus affaire à rien.

     Même tourné vers nous,

     c’est comme si on ne voyait plus que son dos.

 

     Dos qui se voûte

     pour passer sous quoi ?

 

*

« Qui m’aidera ? Nul ne peut venir jusqu’ici.

Qui me tiendrait les mains ne tiendrait pas celles qui tremblent,

qui mettrait un cran devant mes yeux ne me garderait pas de voir,

qui serait jour et nuit autour de moi comme un manteau

ne pourrait rien contre ce feu,  contre ce froid.

D’ici, j’atteste au moins qu’il est un mur

qu’aucun engin, qu’aucune trompette n’ébranle.

Rien ne m’attend plus désormais que le plus long et le pire. »

 

Est-ce ainsi qu’il se tait dans l’étroitesse de la nuit ?

 

*

     C’est sur nous maintenant

     comme une montagne en surplomb.

 

     Dans son ombre glacée,

     on est réduit à vénérer et à vomir.

 

     A peine ose-t-on voir.

 

     Quelque chose s’enfonce pour détruire.

     Quelle pitié

     quand l’autre monde enfonce dans un corps

     son coin !

 

     N’attendez pas

     que je marie la lumière à ce fer.

 

     Le front contre le mur de la montagne

     dans le jour froid,

     nous sommes pleins d’horreur et de pitié.

 

     Dans le jour hérissé d’oiseaux.

 

*

     On peut nommer cela horreur, ordure,

     prononcer même les mots de l’ordure

     déchiffrés dans le linge des bas-fonds :

     à quelque singerie que se livre le poète,

     cela n’entrera pas dans sa page d’écriture.

 

     Ordure non à dire ni à voir :

     à dévorer

 

     En même temps,

     simple comme de la terre.

 

     Se peut-il que la plus épaisse nuit

     n’enveloppe cela ?

 

     L’illimité accouple ou déchire.

 

     On sent un remugle de vieux dieux.

 

*

Misère

comme une montagne sur nous écroulée.

 

Pour avoir fait pareille déchirure,

ce ne peut-être un rêve simplement qui se dissipe

 

L’homme, s’il n’était qu’un nœud d’air,

faudrait-il, pour le dénouer, fer si tranchant ?

 

Bourrés de larmes, tous, le front contre ce mur,

plutôt que son inconsistance,

n’est-ce pas la réalité de notre vie

qu’on nous apprend ?

 

Instruits au fouet.

 

*

Un simple souffle, un nœud léger de l’air,

une graine échappée aux herbes folles du Temps,

rien qu’une voix qui volerait chantant

à travers l’ombre et la lumière,

 

s’effacent-ils : aucune trace de blessure.

La voix tue, on dirait plutôt, un instant,

l’étendue apaisée, le jour plus pur.

Qui sommes-nous, qu’il faille ce fer dans le sang ?

 

*

On le déchire, on l’arrache,

cette chambre où nous nous serrons est déchirée,

notre fibre crie.

 

Si c’était le « voile du Temps » qui se déchire,

La « cage du corps » qui se brise,

Si c’était l’« autre naissance » ?

 

On passerait par le chas de la plaie,

On entrerait vivant dans l’éternel...

 

Accoucheuses si calmes, si sévères,

avez-vous entendu le cri

d’une nouvelle vie ?

 

Moi, je n’ai vu que cire qui perdait sa flamme,

et par la place entre ces lèvres sèches

pour l’envol d’aucun oiseau.

 

*

     Plus aucun souffle.

 

     Comme quand le vent du matin

     a eu raison

     de la dernière bougie.

 

     Il y a en nous un si profond silence

     qu’une comète

     en route vers la nuit des filles de nos filles,

     nous l’entendrions.

 

*

Déjà ce n’est plus lui.

Souffle arraché : méconnaissable.

 

Cadavre. Un météore nous est moins lointain.

 

Qu’on emporte cela.

 

Un homme – ce hasard aérien,

plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de tulle,

ce rocher de bonté grondeuse et de sourire,

ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs -,

arrachez-lui le souffle : pourriture.

 

Qui se venge, et de quoi, par ce crachat ?

 

Ah, qu’on nettoie ce lieu.

 

*

               J’ai relevé les yeux.

 

               Derrière la fenêtre,

               au fond du jour,

               des images quand même passent.

 

               Navettes ou anges de l’être,

               elles réparent l’espace.

 

*

L’enfant dans ses jouets, choisit, qu’on la dépose

auprès du mort, une barque de terre :

Le Nil va-t-il couler jusqu’à ce cœur ?

 

Longuement autrefois j’ai regardé ces barques des tombeaux

pareilles à la corne de la lune.

Aujourd’hui, je ne crois plus que l’âme en ait l’usage,

ni d’aucun baume,  ni d’aucune carte des Enfers.

 

Mais si l’invention tendre d’un enfant

sortait de notre monde,

rejoignait celui que rien ne rejoint ?

 

Ou est-ce nous qu’elle console, sur ce bord ?

 

*

     S’il le pouvait (qui saura jamais rien ?)

     qu’il ait encore une espèce d’être aujourd’hui,

     de conscience même que l’on croirait proche,

     serait-ce donc ici qu’il se tiendrait,

     dans cet enclos, non pas dans la prairie ?

     Se pourrait-il qu’il attendît ici

     comme à un rendez-vous donné « près de la pierre »,

     qu’il eût l’emploi de nos pas muets, de nos larmes ?

     Comment savoir ? Un jour ou l’autre, on voit

     ces pierres s’enfoncer dans les herbes éternelles,

     tôt ou tard il n’ y a plus d’hôtes à convier

     au repère à son tour enfoui,

     plus même d’ombres dans nulle ombre

 

*

Plutôt, le congé dit, n’ai-je plus eu qu’un seul désir :

m’adosser à ce mur

pour ne plus regarder à l’opposé que le jour,

pour mieux aider les eaux qui prennent source en ces montagnes

à creuser le berceau des herbes,

à porter sous les branches basses des figuiers,

à travers la nuit d’août,

les barques pleines de brûlants soupirs.

 

*

Et moi maintenant tout entier dans la cascade céleste,

enveloppé dans la chevelure de l’air,

ici, l’égal des feuilles les plus lumineuses,

suspendu à peine moins haut que la buse,

regardant,

écoutant

-        et les papillons sont autant de flammes perdues,

les montagnes autant de fumées –

un instant, d’embrasser le cercle entier du ciel

autour de moi, j’y crois la mort comprise.

 

Je ne vois presque plus rien que la lumière,

les cris d’oiseaux lointains en sont les nœuds,

 

la montagne ?

 

Légère cendre

Au pied du jour.

 

*

     Toi cependant,

 

     ou tout à fait effacé

     et nous laissant moins de cendres

     que feu d’un soir au foyer,

 

     ou invisible habitant l’invisible,

 

     ou graine dans la loge de nos cœurs,

 

     quoi qu’il en soit,

 

     demeure en modèle de patience et de sourire,

     tel le soleil dans notre dos encore

     qui éclaire la table, et la page, et les raisins.

 

Leçons

Editions Gallimard, 1977

Du même auteur :

« … qu’est-ce qu’un lieu ? » (27/06/2014) 

Oiseaux, fleurs et fruits (27/06/2015)

Oiseaux invisibles (27/06/2016)

Parler (03/07/2017)

« Dis encore cela... » (03/07/2018)

A la lumière d’hiver (03/07/2019)

Monde (03/07/2020)

Autres chants (03/07/2021)

Fin d’hiver (03/07/2023)

On voit (06/07/2024)

 

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