Philippe Jaccottet (1925 - 2021) : On voit
Droits d'auteur : ©DESPATIN & GOBELI/Opale/Leemage
On voit
On voit les écoliers courir à grands cris
dans l’herbe épaisse du préau.
Les hauts arbres tranquilles
et la lumière de dix heures en septembre
comme un fraîche cascade
les abritent encore de l’énorme enclume
qui étincelle d’étoiles par-delà.
L’âme, si frileuse, si farouche,
devra-t-elle vraiment marcher sur ce glacier,
seule, pieds nus, ne sachant plus même épeler
sa prière d’enfance,
sans fin punie de sa froideur par ce froid ?
Tant d’années,
et vraiment si maigre savoir,
cœur si défaillant ?
Pas la plus frustre obole dont payer
le passeur, s’il s’approche ?
- J’ai fait provision d’herbe et d’eau rapide,
je me suis gardé léger
pour que la barque enfonce moins.
*
Elle s’approche du miroir rond
comme une bouche d'enfant
qui ne sait pas mentir,
vêtue d’une robe de chambre bleue
qui s’use elle aussi.
Cheveux bientôt couleur de cendre
sous le très lent feu du temps.
Le soleil du petit matin
fortifie encore son ombre.
*
Derrière la fenêtre dont on a blanchi le cadre
(contre les mouches, contre les fantômes),
une tête chenue de vieil homme se penche
sur une lettre, ou les nouvelles du pays.
Le lierre sombre croît contre le mur.
Gardez-le, lierre et chaux, du vent de l’aube,
des nuits trop longues et de l’autre, éternelle.
*
Quelqu’un tisse de l’eau (avec des motifs d’arbres
en filigrane). Mais j’ai beau regarder,
je ne vois pas la tisserande,
ni ses mains, même, qu’on voudrait toucher
Quand toute la chambre, le métier, la toile
se sont évaporés,
on devrait discerner des pas dans la terre humide.
*
On est encore pour un temps dans le cocon de la lumière.
Quand il se défera (lentement ou d’un seul coup),
aura-t-on pu au moins former les ailes
du paon de nuit, couvertes d’yeux,
pour se risquer dans ce noir et dans ce froid ?
*
On voit ces choses en passant
(même si la main tremble un peu,
si le coeur boite),
et d’autres sous le même ciel :
les courges rutilantes au jardin,
qui sont comme les œufs du soleil,
les fleurs couleur de vieillesse, violette.
Cette lumière de fin d’été,
si elle n’était que l’ombre d’une autre,
éblouissante,
j’en serai presque moins surpris.
Pensées sous les nuages
Editions Gallimard, 1983
Du même auteur :
« … qu’est-ce qu’un lieu ? » (27/06/2014)
Oiseaux, fleurs et fruits (27/06/2015)
Oiseaux invisibles (27/06/2016)
Parler (03/07/2017)
« Dis encore cela... » (03/07/2018)
A la lumière d’hiver (03/07/2019)
Monde (03/07/2020)
Autres chants (03/07/2021)
Leçons (03/07/2022)
Fin d’hiver (03/07/2023)
On voit (06/07/2024)