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Le bar à poèmes
6 juillet 2024

Philippe Jaccottet (1925 - 2021) : On voit

Droits d'auteur : ©DESPATIN & GOBELI/Opale/Leemage

 

On voit

 

     On voit les écoliers courir à grands cris

     dans l’herbe épaisse du préau.

 

     Les hauts arbres tranquilles

     et la lumière de dix heures en septembre

     comme un fraîche cascade

     les abritent encore de l’énorme enclume

     qui étincelle d’étoiles par-delà.

 

L’âme, si frileuse, si farouche,

devra-t-elle vraiment marcher sur ce glacier,

seule, pieds nus, ne sachant plus même épeler

sa prière d’enfance,

sans fin punie de sa froideur par ce froid ?

 

     Tant d’années,

     et vraiment si maigre savoir,

     cœur si défaillant ?

     Pas la plus frustre obole dont payer

     le passeur, s’il s’approche ?

 

     - J’ai fait provision d’herbe et d’eau rapide,

     je me suis gardé léger

     pour que la barque enfonce moins.

 

*

          Elle s’approche du miroir rond

         comme une bouche d'enfant

          qui ne sait pas mentir,

          vêtue d’une robe de chambre bleue

          qui s’use elle aussi.

 

          Cheveux bientôt couleur de cendre

          sous le très lent feu du temps.

 

          Le soleil du petit matin

          fortifie encore son ombre.

 

*

     Derrière la fenêtre dont on a blanchi le cadre

     (contre les mouches, contre les fantômes),

     une tête chenue de vieil homme se penche

     sur une lettre, ou les nouvelles du pays.

     Le lierre sombre croît contre le mur.

 

    

     Gardez-le, lierre et chaux, du vent de l’aube,

     des nuits trop longues et de l’autre, éternelle.

 

*

Quelqu’un tisse de l’eau (avec des motifs d’arbres

en filigrane). Mais j’ai beau regarder,

je ne vois pas la tisserande,

ni ses mains, même, qu’on voudrait toucher

 

     Quand toute la chambre, le métier, la toile

     se sont évaporés,

     on devrait discerner des pas dans la terre humide.

 

*

On est encore pour un temps dans le cocon de la lumière.

 

Quand il se défera (lentement ou d’un seul coup),

aura-t-on pu au moins former les ailes

du paon de nuit, couvertes d’yeux,

pour se risquer dans ce noir et dans ce froid ?

 

*

 

     On voit ces choses en passant

     (même si la main tremble un peu,

     si le coeur boite),

     et d’autres sous le même ciel :

     les courges rutilantes au jardin,

     qui sont comme les œufs du soleil,

     les fleurs couleur de vieillesse, violette.

 

     Cette lumière de fin d’été,

     si elle n’était que l’ombre d’une autre,

     éblouissante,

     j’en serai presque moins surpris.

 

 

Pensées sous les nuages

Editions Gallimard, 1983

Du même auteur :

« … qu’est-ce qu’un lieu ? » (27/06/2014) 

 Oiseaux, fleurs et fruits (27/06/2015)

Oiseaux invisibles (27/06/2016)

Parler (03/07/2017)

« Dis encore cela... » (03/07/2018)

A la lumière d’hiver (03/07/2019)

Monde (03/07/2020)

Autres chants (03/07/2021)

Leçons (03/07/2022)

Fin d’hiver (03/07/2023)

On voit (06/07/2024)

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