Pierre Dhainaut (1935 -) : Par nuits basses, voix prodigues
Par nuits basses, voix prodigues
Pour Jacques Clauzel
Autrefois on avait un nom, on parlait à soi-même
et l’on se rassurait dans la tempête. Mais vois,
tu ne définis rien, ce ne sont que des phrases
qui se dispersent. Que tu tiennes, sous les poings,
les paupières baissées aussi longtemps que tu le peux,
à peine as-tu fixé un souvenir,
cela n’a aucune importance, en cette nuit
toutes les nuits se pressent : tu n’y es jamais seul,
ton corps n’est jamais assez nu pour elles,
se tiendrait-il en ce que tu crois un dernier regard.
On imagine établir les repères, tracer sa propre route
et progresser parmi les ruines : la nuit ne se pénètre pas,
ne se parcourt pas davantage. Ce mur sera le bienvenu,
ce n’est qu’ainsi que tu progresses, quand tu ne lui réclames
ni appui ni répit. Cicatrice ou bien fente,
aucune étendue pour les doigts au rythme des figures
brisées, reprises, ne restera inerte. Déchiffre-le,
cet alphabet de pierre, prépare-toi à ne plus séparer
la surface, le secret. Tu as la nuit entière,
tu as le battement d’un cœur commun à élargir.
Le moindre pas t’en persuade, la nuit demeure après,
bien après le reflux comme une senteur de varech
au ras des flaques innombrables, ne demande
qu’à s’étendre. Mieux vaut avancer pour la faire sourdre
ici. « Ici » évidemment n’a plus de sens
que là-bas, ni « avancer ». Tu espères pourtant,
tu te dis que dans un moment s’incarnera
le flot qui te redresse autant qu’il te renverse,
qui ne supporte aucun obstacle. Trop d’assurance
encore, trop d’orgueil en toi pour être d’accord.
Tu associais la nuit et le silence. Maintenant
tu écoutes. Tantôt ce bruit massif des lames
contre les digues, poursuivant leur travail de sape,
de plus en plus bref l’intervalle entre les coups,
tantôt ces cris de bêtes que l’on chasse, se précipitant
au fond d’une plaine, puis revenant, de plus en plus
opaques. Tu ne perçois, en fait, que des échos,
ils ne suffisent pas pour t’interdire
de rester au-dehors : tu devras lâcher prise
dans peu de temps, la rumeur le répète en bas, très bas.
Gravas, éboulis, labyrinthe... trop pur, un tel vocabulaire,
lui ajouterais-tu vermine ou larves. Rien n’apparaît
de ce que ru ressens depuis l’enfance en soulevant des planches
pourries, grouillantes, dans les friches humides.
Même les roches s’y délitent. Tu as choisi la page,
croyais-tu au miracle ? Elle est identique à ce linge
dont on prend soin d’effacer plis et ombres
pour recouvrir le visage d’un mort. Aucun signe
ne résiste, l’encre ne sèche plus, la nuit prolifère.
Le contour qui manque, la paume enfin le donnera.
La lande est froide en août, la nuit, l’herbe acérée
tu te surprends à désirer qu’elle te blesse
jusqu’au sang. Ce que tu attendais du jour,
le jour le refusa. Tu n’as scruté que les arbres des crêtes.
A terre quand tu te couches, tu n’auras pas assez,
des talons à la tête, de tout ton poids pour t’agripper :
tu prétends t’éblouir, déjà tu guettes le passage
des météores. Contemple, imprègne-toi en contemplant,
réconcilie la patience, le tumulte, l’essor
et l’enracinement parmi les cailloux, parmi les étoiles.
Tu es clos de partout, comme ton lit,
ta chambre. Une nuit par l’insomnie se rappelle à toi.
Que peux-tu offrir, qui la soulage ? Le mot « confiance»
au plus fort de l’hiver venant spontanément aux lèvres
avec celui de « neige » : dans la mémoire ils continuent
de nous précéder jusqu’à l’aube. De syllabe en syllabe,
tu serais cet enfant grâce au murmure,
tu sentirais se dénouer tes membres, s’écarter
les parois, s’unir l’horizon et le rêve,
se rafraîchir, s’accroître, se répandre les souffles.
In, Jean Orizet : « La poésie française contemporaine »
Le cherche-midi éditeur, 2004
Du même auteur :
Levées d’empreintes (26/06/2019)
Parole, arbre de paix (26/06/2020)
« A nouveau sur le cap... » (26/06/2021)
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