Blaise Cendrars (1887 – 1961) : Far-West
Far-West
I. Cucumingo
L’hacienda de San-Bernadino
Elle est bâtie au centre d’une verdoyante vallée arrosée par une multitude de
petits ruisseaux venus des montagnes voisines
Les toits sont de tuiles rouges sous les ombrages des sycomores et des lauriers
Les truites pullulent dans les ruisseaux
D’innombrables troupeaux paissent en liberté dans les grasses prairies
Les vergers regorgent de fruits poires pommes raisins ananas figues oranges
Et dans les potagers
Les légumes du vieux monde poussent à côtés de ceux des contrées tropicales
Le gibier abonde dans le canton
Le colin de Californie
Le lapin à queue de coton cottontrail
Le lièvre aux longues oreilles jackass
La caille la tourterelle la perdrix
Le canard et l’oie sauvages
L’antilope
Il est vrai qu’on y rencontre encore le chat sauvage le serpent à sonnette
rattlesnake
Mais il n’y a plus de puma aujourd’hui
II. Dorypha
Les jours de fête
Quand les indiens et les vaqueros s’enivrent de whisky et de pulque
Dorypha danse
Au son de la guitare mexicaine
Habaneras si entraînantes
Qu’on vient de plusieurs lieues pour l’admirer
Aucune femme ne sait aussi bien qu’elle
Draper la mantille de soie
Et pare sa chevelure blonde
D’un ruban
D’un peigne
D’une fleur
III. L’oiseau-Moqueur
La chaleur est accablante
Balcon ombragé de jasmin de Virginie et de chèvrefeuille pourpré
Dans le grand silence de la campagne sommeillante
On discerne
Le glou-glou des petits torrents
Le mugissement lointain des grands troupeaux de bœufs dans les pâturages
Le chant du rossignol
Le sifflement cristallin des crapauds géants
Le hululement des rapaces nocturnes
Et le cri de l’oiseau-moqueur dans les cactus
IV. Ville-Champignon
Vers la fin de l’année 1991 un groupe de financiers yankees décide la fondation
d’une ville en plein Far-West au pied des Montagnes Rocheuses
Un mois ne s’est pas écoulé que la nouvelle cité encore sans aucune maison est
déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l’Union
Les travailleurs accourent de toutes parts
Dans le deuxième mois trois églises sont édifiées et cinq théâtres en pleine
exploitation
Autour d’une place où subsistent quelques beaux arbres une forêt de poutres
métalliques bruit nuit et jour de la cadence des marteaux
Treuils
Halètement des machines
Les carcasses d’acier des maisons de trente étages commencent à s’aligner
Des parois de briques souvent de simples plaques d’aluminium bouchent les
interstices de la charpente de fer
On coule en quelques heures des édifices en béton armé selon le procédé
d’Edison
Par une sorte de superstition on ne sait comment baptiser la ville et un concours
est ouvert avec une tombola et des prix par le plus grand journal de la ville
qui cherche également un nom
V. Club
La rue bien qu’indiquée sur le plan officiel de la ville n’est encore constituée
que par des clôtures de planches et des monceaux de gravats
On ne la franchit qu’en sautant au petit bonheur les flaques d’eau et les
fondrières
Au bout du boulevard inachevé qu’éclairent de puissantes lampes à arc est le
club des Haricots Noirs qui est aussi une agence matrimoniale
Coiffés d’un feutre de cow-boy ou d’une caquette à oreillettes
Le visage dur
Des hommes descendent de leur 60 chevaux qu’ils étrennent s’inscrivent
consultent l’album des photographies
Choisissent leur fiancée qui sur un câble s’embarquera à Cherbourg sur le
Kaiser Wilhem et arrivera à toute vapeur
Ce sont surtout des Allemandes
Un lad vêtu de noir chaussé de molleton d’une correction glaciale ouvre la
porte et toise le nouveau venu d’un air soupçonneux
Je bois un cocktail au whisky puis un deuxième puis un troisième
Puis un mini-julep in milk-mother un prairy-oyster un night-cape
VI. Squaw-Wigwam
Quand on a franchi la porte vermoulue faite de planches arrachées à des
caisses d’emballage et à laquelle des morceaux de cuir servent de gonds
On se trouve dans une salle basse
Enfumée
Odeur de poisson pourri
Relents de graisse rance avec affectation
Panoplies barbares
Couronnes de plumes d’aigles colliers de dents de puma ou de griffes d’ours
Arcs flèches tomahawks
Mocassins
Bracelets de graines et de verroteries
On voit encore
Des couteaux à scalper une ou deux carabines d’ancien modèle un pistolet à
pierre de bois d’élan et de renne et toute une collection de petits sacs brodés
pour mettre le tabac
Puis trois calumets très anciens formés d’une pierre tendre emmanchée d’un
roseau
Eternellement penchée sur le foyer
La centenaire propriétaire de cet établissement se conserve comme un jambon
et se couenne et se boucane comme sa pipe centenaire et le noir de sa
bouche et le trou noir de son œil
VII. Ville-de-Frisco
C’est une antique carcasse dévorée par la rouille
Vingt fois réparée la machine ne donne pas plus de 7 8 nœuds à l’heure
D’ailleurs par économie on ne brûle que des escarbilles et des déchets de
charbon
On hisse des voiles de fortune chaque fois que le vent est favorable
Avec sa face écarlate ses sourcils touffus son nez bourgeonnant master Hopkins
est un véritable marin
Des petits anneaux d’argent percent ses oreilles
Ce navire est exclusivement chargé de cercueils de Chinois décédés en
Amérique et qui ont désiré se faire enterrer dans la terre natale
Caisses oblongues coloriées de rouge ou de bleu clair ou couvertes
d’inscriptions dorées
C’est là un genre de marchandise qu’il est interdit de transporter
VIII. Vancouver
Dix heures du soir viennent de sonner à peine distinctes dans l’épais brouillard
qui ouate les docks et les navires du port
Les quais sont déserts et la ville livrée au sommeil
On longe une côte basse et sablonneuse où souffle un vent glacial et où
viennent déferler les longues lames du Pacifique
Cette tache blafarde dans les ténèbres humides c’est la gare du Canadian du
Grand Tronc
Et ces halos bleuâtres dans le vent sont les paquebots en partance pour le
Klondyke le Japon et les grandes Indes
Il fait si noir que je puis à peine déchiffrer les inscriptions des rues où je
cherche avec une lourde valise un hôtel bon marché
Tout le monde est embarqué
Les rameurs se courbent sur leurs avirons et la lourde embarcation chargée
jusqu’au bordage pousse entre les hautes vagues
Un petit bossu corrige de temps en temps la direction d’un coup de barre
Se guidant dans le brouillard sur les appels d’une sirène
On se cogne contre la masse sombre du navire et par la hanche tribord
grimpent des chiens samoyèdes
Filasses dans le gris-blanc-jaune
Comme si l’on chargeait du brouillard
La Revue européenne, N°12, 1er Février 1924
Editions du Sagittaire, 1924
Du même auteur :
Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (11/05/2014)
Les Pâques à New –York (04/05/2015)
Portrait / Atelier (04/05/2016)
Le Panama ou les aventures de mes sept oncles (04/05/2017)
Au coeur du monde (Fragments) (04/05/2018)
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