Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
27 juin 2023

Blaise Cendrars (1887 – 1961) : Far-West

s-l500[1]

 

Far-West

 

I. Cucumingo

L’hacienda de San-Bernadino

Elle est bâtie au centre d’une verdoyante vallée arrosée par une multitude de

     petits ruisseaux venus des montagnes voisines

Les toits sont de tuiles rouges sous les ombrages des sycomores et des lauriers

 

Les truites pullulent dans les ruisseaux

D’innombrables troupeaux paissent en liberté dans les grasses prairies

Les vergers regorgent de fruits poires pommes raisins ananas figues oranges

Et dans les potagers

Les légumes du vieux monde poussent à côtés de ceux des contrées tropicales

 

Le gibier abonde dans le canton

Le colin de Californie

Le lapin à queue de coton cottontrail

Le lièvre aux longues oreilles jackass

La caille la tourterelle la perdrix

Le canard et l’oie sauvages

L’antilope

Il est vrai qu’on y rencontre encore le chat sauvage le serpent à sonnette

     rattlesnake

Mais il n’y a plus de puma aujourd’hui

 

II. Dorypha

Les jours de fête

Quand les indiens et les vaqueros s’enivrent de whisky et de pulque

Dorypha danse

Au son de la guitare mexicaine

Habaneras si entraînantes

Qu’on vient de plusieurs lieues pour l’admirer

 

Aucune femme ne sait aussi bien qu’elle

Draper la mantille de soie

Et pare sa chevelure blonde

D’un ruban

D’un peigne

D’une fleur

 

III. L’oiseau-Moqueur

La chaleur est accablante

Balcon ombragé de jasmin de Virginie et de chèvrefeuille pourpré

Dans le grand silence de la campagne sommeillante

On discerne

Le glou-glou des petits torrents

Le mugissement lointain des grands troupeaux de bœufs dans les pâturages

Le chant du rossignol

Le sifflement cristallin des crapauds géants

Le hululement des rapaces nocturnes

Et le cri de l’oiseau-moqueur dans les cactus

 

IV. Ville-Champignon

Vers la fin de l’année 1991 un groupe de financiers yankees décide la fondation

     d’une ville en plein Far-West au pied des Montagnes Rocheuses

Un mois ne s’est pas écoulé que la nouvelle cité encore sans aucune maison est

     déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l’Union

Les travailleurs accourent de toutes parts

Dans le deuxième mois trois églises sont édifiées et cinq théâtres en pleine

     exploitation

Autour d’une place où subsistent quelques beaux arbres une forêt de poutres

     métalliques bruit nuit et jour de la cadence des marteaux

Treuils

Halètement des machines

Les carcasses d’acier des maisons de trente étages commencent à s’aligner

Des parois de briques souvent de simples plaques d’aluminium bouchent les

     interstices de la charpente de fer

On coule en quelques heures des édifices en béton armé selon le procédé

     d’Edison

Par une sorte de superstition on ne sait comment baptiser la ville et un concours

     est ouvert avec une tombola et des prix par le plus grand journal de la ville

     qui cherche également un nom

 

V. Club

La rue bien qu’indiquée sur le plan officiel de la ville n’est encore constituée

     que par des clôtures de planches et des monceaux de gravats

On ne la franchit qu’en sautant au petit bonheur les flaques d’eau et les

     fondrières

Au bout du boulevard inachevé qu’éclairent de puissantes lampes à arc est le

     club des Haricots Noirs qui est aussi une agence matrimoniale

Coiffés d’un feutre de cow-boy ou d’une caquette à oreillettes

Le visage dur

Des hommes descendent de leur 60 chevaux qu’ils étrennent s’inscrivent

     consultent l’album des photographies

Choisissent leur fiancée qui sur un câble s’embarquera à Cherbourg sur le

     Kaiser Wilhem et arrivera à toute vapeur

Ce sont surtout des Allemandes

Un lad vêtu de noir chaussé de molleton d’une correction glaciale ouvre la

     porte et toise le nouveau venu d’un air soupçonneux

Je bois un cocktail au whisky puis un deuxième puis un troisième

Puis un mini-julep in milk-mother un prairy-oyster un night-cape

 

VI. Squaw-Wigwam

Quand on a franchi la porte vermoulue faite de planches arrachées à des

     caisses d’emballage et à laquelle des morceaux de cuir servent de gonds

On se trouve dans une salle basse

Enfumée

Odeur de poisson pourri

Relents de graisse rance avec affectation

 

Panoplies barbares

Couronnes de plumes d’aigles colliers de dents de puma ou de griffes d’ours

Arcs flèches tomahawks

Mocassins

Bracelets de graines et de verroteries

On voit encore

Des couteaux à scalper une ou deux carabines d’ancien modèle un pistolet à

     pierre de bois d’élan et de renne et toute une collection de petits sacs brodés

     pour mettre le tabac

Puis trois calumets très anciens formés d’une pierre tendre emmanchée d’un

     roseau

 

Eternellement penchée sur le foyer

La centenaire propriétaire de cet établissement se conserve comme un jambon

     et se couenne et se boucane comme sa pipe centenaire et le noir de sa

     bouche et le trou noir de son œil

 

VII. Ville-de-Frisco

C’est une antique carcasse dévorée par la rouille

Vingt fois réparée la machine ne donne pas plus de 7 8 nœuds à l’heure

D’ailleurs par économie on ne brûle que des escarbilles et des déchets de

     charbon

On hisse des voiles de fortune chaque fois que le vent est favorable

Avec sa face écarlate ses sourcils touffus son nez bourgeonnant master Hopkins

     est un véritable marin

Des petits anneaux d’argent percent ses oreilles

Ce navire est exclusivement chargé de cercueils de Chinois décédés en

     Amérique et qui ont désiré se faire enterrer dans la terre natale

Caisses oblongues coloriées de rouge ou de bleu clair ou couvertes

     d’inscriptions dorées

C’est là un genre de marchandise qu’il est interdit de transporter

 

VIII. Vancouver

Dix heures du soir viennent de sonner à peine distinctes dans l’épais brouillard

     qui ouate les docks et les navires du port

Les quais sont déserts et la ville livrée au sommeil

On longe une côte basse et sablonneuse où souffle un vent glacial et où     

     viennent déferler les longues lames du Pacifique

Cette tache blafarde dans les ténèbres humides c’est la gare du Canadian du

     Grand Tronc

Et ces halos bleuâtres dans le vent sont les paquebots en partance pour le

     Klondyke le Japon et les grandes Indes

Il fait si noir que je puis à peine déchiffrer les inscriptions des rues où je

     cherche avec une lourde valise un hôtel bon marché

 

Tout le monde est embarqué

Les rameurs se courbent sur leurs avirons et la lourde embarcation chargée

     jusqu’au bordage pousse entre les hautes vagues

Un petit bossu corrige de temps en temps la direction d’un coup de barre

Se guidant dans le brouillard sur les appels d’une sirène

On se cogne contre la masse sombre du navire et par la hanche tribord

     grimpent des chiens samoyèdes

Filasses dans le gris-blanc-jaune

Comme si l’on chargeait du brouillard

 

La Revue européenne, N°12, 1er Février 1924

Editions du Sagittaire, 1924

Du même auteur :

Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (11/05/2014)

Les Pâques à New –York (04/05/2015)

Portrait / Atelier (04/05/2016)

Le Panama ou les aventures de mes sept oncles (04/05/2017)

Au coeur du monde (Fragments) (04/05/2018)

Journal (27/06/2020)

West (27/06/2021)

Contraste (27/06/2022)

Amolli (27/06/2024)

 

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
108 abonnés