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Le bar à poèmes
16 juin 2023

Jean-Luc Debry (1954 -) : Honneur à ceux du livre

 

Honneur à ceux du livre

 

Honneur à ceux qui fouillent les fonds d’archives et exhument le passé afin de

     le rendre intelligible en l’exposant à la lumière – qui, parfois, accélère la

     décomposition du sens que lui donna l’historien.

 

Honneur à ceux qui sont prêts à en découdre pour une virgule mal placée ou

     une précision omise.

 

Honneur aux amoureux de la langue – qu’elle soit noble ou roturière.

 

Honneur à ceux qui recueillent les idiomes perdus.

 

Honneur à ceux qui, leur vie durant, dans la presqu’indifférence de leurs

     contemporains, assemblent des histoires nourries de chair et de sang

     traduisant des passions qui faisaient frissonner les rêveries souvent

     tragiques des hommes et des femmes des temps jadis.

 

Honneur aux boiteux de la grammaire qui, malgré la souffrance que génère

     leur handicap, ne renoncent point à l’amour qu’ils portent aux écrits égarés

     sur une feuille volante.

 

Honneur aux sages qui laissent pérorer sans honte les ignorants en quête de

     pouvoir à assoir sur leur prochain.

 

Honneur aux modestes besogneux qui tiennent la chronique des temps passés

     afin d’éclairer d’une lueur incertaine notre présent accablé.

 

Honneur aux joyeux drilles qui picolent un crayon à la main et narguent les

     bonnes âmes armées de leur conscience ravageuse.

 

Honneur aux amoureux des sonorités dansantes que les mots, tel le vent

     poussant la barque du pêcheur vers le large, enchantent et enlacent

     fébrilement ou tendrement, c’est selon, malgré les bourrasques du

     quotidien.

 

Honneur à ceux que l’on insulte parce qu’ils aiment user sans retenue

     d’un vocabulaire et d’une syntaxe qui,  comme les dorures des palais

     anciens, se plaisent à exprimer les baroques divagations qui ornent leur

     mémoire.

 

Honneur à ceux qui, avec le cardinal de Retz ou Saint-Simon, vont vers

     Rimbaud et s’égarent avec René Char.

 

Honneur aux plumes discrètes et à leurs élans d’insolence, aux vagues qu’ils

     font et aux frissons que procure leur exhumation.

 

Honneur à nos pères lecteurs qui écrivaient à la plume Sergent Major avec

     l’application d’un enfant en blouse grise, un livre de Jules Verne dans sa

     poche trouée, et récitaient un poème de Victor Hugo appris par cœur ou une

     fable de La Fontaine à laquelle ils attribuaient une valeur subversive en

     savourant les scansions du moraliste rimeur.

 

Honneur aux maîtres anciens qui traçaient à la craie sur le tableau noir des

     certitudes dont ils pensaient que les enfants du peuple s’empareraient pour

     vivre libres et en claire conscience. Honneur aussi aux facéties des enfants

     indociles qu’ils devinrent.

 

Honneur aux cahiers perdus, aux mémoires secrètes, aux trésors cachés, aux

     serrures de la mémoire forcées par les vagabonds de la littérature, pillards

sans doute, mais naufrageurs certainement pas.

 

Honneur aux maîtres de l’oralité qui jadis contaient le soir, à la veillée, la

     mémoire des lieux et des âmes qui les avaient habités, ceux qu’aujourd’hui

     l’on a oubliés et à qui personne ne rend plus hommage, leur préférant un

    lointain abstrait qui flatte  les néocolons de la culture urbaine en terre de

     mission.

 

Honneur aux mémoires oubliées, aux souvenirs floutés, aux grâces d’une

     compagnie qui en parlent si bien et en fait revivre les puissantes illusions

     et les naïves imprécisions.

 

Honneur aux quotidiens avinés des témoins oubliés et à leurs envolées

     lyriques.

 

Honneur à celui qui les prend au sérieux.

 

Honneur aux humbles qui espèrent encore, contre toute évidence, époque

     après époque, que le sacrifice de leurs aînés ne soit pas bafoué par le

     mépris des doctes curateurs de la populace, ceux qui ne se donnent même

     plus la peine de cacher la répugnance qu’elle leur inspire et font ainsi de

     l’ignorance une arme d’aliénation massive.

 

Honneur aux âmes simples qui survivent comme elles peuvent et qui, sans la

     littérature, seraient vouées à l’oubli.

 

Honneur aux littérateurs qui, enfermés dans leur pauvre masure qui fuit par

     temps de pluie et qui, malgré la dèche, se penchent sur le monde tel qu’il

     est divers et complexe, désopilant et tragique, grandiose et minable, un

     monde que parfois on cherche à fuir et que le plus souvent on subit dans

     l’attente des jours meilleurs.

 

Honneur à ceux qui n’espèrent ni sauveur suprême, ni tribun, ni paradis

     éternel, ni dieu ni maître, ni solution finale, ni forme définitive et morte,

     comme on le dit des langues défuntes.

 

Honneur à ceux qui n’achètent pas les recettes du bonheur en kit que le petit

     commerce du bien-être affiche en tête de gondoles.

 

Honneur à ceux qui ne louent que la « police » des typographes, la beauté

     d’une mise en page, le verbe fleuri et l’encre sur un papier de qualité.

 

Honneur à ceux qui corrigent inlassablement les textes incorrigibles, à ceux

     qui traquent les mots douteux, les grammaires fautives, les pensées mal

     sourcées, les égarements de la passion, les impasses de la prétention, à ceux

     qui ne peuvent rien contre la misère du style, mais ne désespèrent jamais de

     l’enrichir.

 

Honneur aux rigoureux de la langue, aux amoureux des langues, aux

     passionnés de la phrase et du mot justes,  de la musique  des opéras intimes,

     cette musique si singulière et si personnelle dont on use lorsqu’on se laisse

     aller aux plaisirs qu’elle procure.

 

Honneur à ceux qui savent écouter et lire, à ceux qui écoutent et lisent. Ils

     savent que plus ils savent, plus ils sont en mesure de mesurer leur

     ignorance. Dès lors, leurs ambitions restent modestes. Car plus on sait,

     moins on sauve. C’est ainsi.

 

Honneurs à l’appétit du néophyte, qui naît dans l’ombre du désir de savoir, de

     comprendre et qui jamais n’incline à la suffisance du « c’est çà et pas autre

     chose ». Il tient les portes ouvertes et, sous la lampe de sa table de lecture,

     s’émerveille infiniment du peu qu’il sait. Car l’appétit vient en mangeant.

 

Honneur, enfin, à tous ceux qui font un bras d’honneur à l’ignorance qu’on

     nous enseigne.

 

 

Brochure annoëlle N°35

Les Amis de Plein Chant,16120 Bassac, 2022

 

 

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