Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : Cinq étapes d’un poème. I – II
Cinq étapes d’un poème
I
FEMMES DE LA PLAINE
les religieuses à grosses joues
rouges, à gros mollets, à gros
derrière le dimanche descendent chez
l’oncle vigneron manger la tarte aux prunes.
Il fait bleu depuis le sommet des monts
jusqu’au bas des côteaux. Mais tout cela c’est
la montagne dont parfois nous autres
gens de la plaine nous voyons au loin
une fenêtre heureuse briller dans un instant de soleil.
La plaine c’est autre chose. Entre les joncs,
parmi les roseaux glissent à long fil d’argent
et noires glissent les eaux dormantes
les eaux profondes ou parfois une servante
se noie pour n’ avoir pas épousé le
fils du meunier du maire ou du maréchal,
glissent les eaux dormantes sous
la chaleur de juillet équatorial
et la cigogne sur ses ailes étales
c’est en vain qu’elle survole
une demi-lieue de champs, tout est sec.
Les grenouilles d’herbes se sont blotties
sous les feuilles. Mais les eaux
glissent profondes pourtant habitées
de carpes, de brochets, de
fantômes, de songes.
Toi qui debout sur la berge regardes
et sans armes vois passer sans
bruit, vois planer la buse, et le
lapereau, toi qui regardes l’eau noire
qu’espères-tu donc ?
Odile, priez-pour nous, femmes de la plaine
et plus particulièrement pour nous qui fûmes
filles de quelque lignage, apportant en dot
vignes, chasses, bons alignements
de houblons, de betteraves, de tabac,
bons comptoirs – bons tiroirs-caisses
de bonnes boucheries pâtisseries bijouteries
et maintes sommes pharmaciennes
perceptrices femmes du juge cantonal
et du docteur qui chaque jour en
2 tournées fait ses 100 kms pharmaciennes
notairesses femmes de filateur et de
minotier et d’exportateur de vins.
Odile songez à nos longues journées
sur l’horizon de la plaine haut
et visible au loin pour l’enfant à vélo
revenant du collège, le sapin
qui par les soirs d’hiver gémit à
voix humaine. Une fois par mois
la couturière vient en journée dans la
grande chambre fourre-tout et l’enfant un soir
avait un début de fièvre et la nuit
se réveilla en gémissant. Hélas, nous le
sauvâmes, hélas nous le sauvâmes pour
les camps sibériens les crochets à porcs
des charcutiers bavarois les balles
de la jungle viet ou la montagne kabyle.
Le dimanche nous sortions
nous promener au-delà de la gare
en robes claires et souliers blanchis à
la craie, on rencontrait
la pharmacienne.
Pendant la fête des
rameaux la fête des
tentes les gosses, envoyés chez le
boulanger juif rapportaient par piles
de grandes plaques de pain azyme.
Hélas jour sans levain. Où est
passée notre jeunesse et l’album où
l’on recopiait des poésies de
Lamartine (Alphonse de) au
si beau nom français si
distingué
jours sans levain. Et tout au profond
des eaux dormantes grandit à toute
petite vie la rumeur qui dans 20 ans
tuera.
II
MORT DE LA FEMME DU PHARMACIEN
(Extraits)
Par temps clair
après la pluie, de la
lucarne du grenier, on voyait
les villages de la montagne, les villages dans les
vignes, les villages heureux. Et dans notre plaine, par-delà
les houblons, les blés, les champs de tabac ou maïs
les peupliers en file sur la route du Sud.
Odile, priez pour nous !
L’hiver est long. Pour que les enfants
allant à l’école puissent quitter leurs sabots,
puissent, leurs sabots à la main, courir en chanson sur
cent mètres de terre séchée au soleil, il faut
attendre le retour des cigognes.
Odile, protégez-nous.
L’année est longue. En été, parfois,
encore jeunes, nous allions par les soirs clairs
marcher sur la route jusqu’au point où derrière les houblons
disparaît même le clocher. Sous les pommiers
les lapins aux longues oreilles étaient
assis par couples.
Odile, donnez-nous du courage !
Il a fallu attendre d’être vieux pour
une fois l’an aller faire une cure à Aix et
chaque matin, assis devant le kiosque, écouter le violoniste.
Il jouait comme dans les films. Odile, donnez-nous
courage, donnez-nous espérance.
Eaux calmes et profondes
lentement à la dérive à travers les
prés humides et gras, vers le jeune Rhin, eaux
où dérive sans bruit la barque plate et noire du pêcheur.
J’ai écouté le silence des eaux au soir, tandis
que s’élevait bientôt le coassement des grenouilles.
Barque plate et noire comme les
heures de l’attente. Les enfants grandissent et
cesse le temps où l’enfant premier-né croit que sa
mère est une déesse qui sait tout. Les enfants grandissent,
partent au lycée, à la guerre, partent dans les
villes, partent à la guerre que ne comprennent pas les femmes.
Et reviennent, bruyants, distraits. Les enfants
grandissent, qui étaient doux et blonds et sans défense
contre mon corsage, sinon la défense déjà
de je ne sais quel secret qu’apporte avec elle en naissant
semble-t-il qu’apporte chaque âme.
Odile, priez pour nous !
Faite de tant de longues années vides,
Odile, que la vie est courte et de peu de soleil !
Odile, que les nuits sont longues !
Odile, que la guerre est longue et la vieillesse
parmi les lettres rares des enfants trop vite grandis.
Odile, fille de puissant seigneur, naquit aveugle.
Elle fut peu aimée.
Mais qu’est la clôture du cloître
pour celle qui est clôturée tout à l’intérieur d’elle-même,
qu’est le silence et le froid sinon protection, espace,
nuit où le cœur essaie ses ailes ? Odile, dans le flanc de la
pierre rose et friable, ayant fait jaillir une source fraîche
y lava ses yeux et vit.
Odile, qui fûtes aveugle et peu aimée,
priez pour nous aussi, femmes encore jeunes,
dans les villages de la plaine. La journée est longue,
l’hiver est long, l’année est longue et tant d’années
longues et vides font une vie si courte !
Odile, guidez-nous.
Dans ces soudains repères,
Odile, donnez-nous la main et dessillez nos yeux.
Odile, priez pour les villages de la plaine.
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
Oncle Jean (29/10/2017)
La fin du jour (28/10/2018)
Bach en automne (29/10/2019)
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Jonas. Fragments (29/10/2021)
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