Gilles Ortlieb (1953 -) : Gare de l’Est
Gare de l’Est
Et l’immense toile aux tons bleutés, irisée
par le jour tombant du vitrail laïc des verrières,
et la sonnerie aigrelette de la prochaine rame en partance
qui ne parvient guère à hâter l’agitation paisible,
disciplinée, des retours en banlieue une fois la journée
faite. Des oiseaux alentour chutent gris comme pierres
pour venir picorer, sur les tables de la buvette,
des miettes qu’ils iront goûter plus loin, à l’écart,
entre soi : on n’est jamais assez méfiant.
Saluer donc, une fois de plus, en passant
l’homme aux bras écartés, dressé sur le marchepied
un bouquet de lilas attaché au canon du fusil,
et le rouge meurtrier des silhouettes des conscrits
que l’on voit en train de hisser des paquets
ou attentifs aux scènes d’adieux sur le quai.
Car c’est l’heure de l’accolade, des pénultièmes
recommandations avant un départ pas imminent
peut-être, mais qui ne devrait plus trop tarder :
les étreintes embarrassées par le paquetage,
le chagrin debout des parents, et les frères et sœurs
occupés à garnir le filet de provisions pour le voyage.
(Sans oublier, dans un coin du tableau à droite,
le petit garçon blond et voûté, au regard distrait
comme il s’en trouve un, toujours, dans ces cas-là.)
Le temps manque, à son habitude, pour détailler
plus avant la scène, figée depuis l’an mille
neuf cent vingt-six : il reste à se mette en quête
de la voix six, remonter jusqu’aux wagons de tête,
faire l’emplette de la bouteille d’eau et d’une pomme
golden, de celles que l’on sert en dessert dans les hôpitaux
avant, enfin démarrés, de pouvoir s’abandonner bientôt
au sourd et glissant réconfort des trajets en train
les soirs d’été, quand toitures et campagnes bleuissent
lentement au-dehors, et qu’un air moins tièdes s’engouffre
par la fenêtre entrouverte en martyrisant les rideaux.
Seul, on ne l’est pas vraiment (et l’a-t-on jamais été ?) :
il y a les voisins de compartiment qui se laissent
observer sans presque se lasser, les habitués de la ligne
se souvenant d’allumer la liseuse avant les tunnels,
le gosse qui s’éveille à peine, la joue encore grainée
par la banquette, et se réjouit bruyamment de voir couler
sous un pont, en une seule syllabe, l’eau qu’il sait
déjà nommer. La pensée va et vient cependant, muette
le long des travées, tire doucement sur sa laisse
puis, estimant sans doute en avoir vu assez, veut bien
se coucher au pied. Elle n’y demeure pas longtemps :
tout près de la frontière, des éclairs de chaleur
-ou bien s’agit-il d’étincelles sur les caténaires ? –
font relever la tête et, reconnaissant les abords
d’une nuit accoutumée et rivetée par les lumières,
il n’est plus permis de douter de l’arrivée prochaine,
même si l’on sait pouvoir encore compter sur un répit
dans un monde très précisément taillé à nos mesures
et dont, lancée dans sa course, l’immobilité rassure.
La Nouvelle Revue Française, Juillet-Août 1993, N° 486-487
Editions Gallimard, 1993