Kenneth White (1936 - 2023) : En toute candeur
En toute candeur
« .... la seule voie grande et sûre par les temps
que nous vivons : celle du retour aux principes. »
ANDRE BRETON, La Clé des champs
Marche matinale
C’était un froid un lent brouillard agglutiné
autour du soleil, accroché
au petit soleil blanc, la terre
était seule et délaissée et un grand oiseau
jetait son cri rauque de la héronnière
tandis que le garçon s’en allait sous les hêtres
voyant les débris bleuâtres des coquillages
et les moites amas de feuilles pourrissantes.
Poèmes du lièvre blanc
Une pensée qui a bondi hors comme un lièvre
sur la lande de derrière un grand rocher
oh de bondir le lièvre blanc, et la bruyère
lui faisait un beau monde ardent où folâtrer
justement ce jour-là sur la lande, un jour gris
en marche sur les vents, s’enfonçant dans l’hiver
un jour pour une mer étincelante
à trois mille au large dans le goulet des îles
un jour juché au bout de l’an et un silence
à fendre le cœur oh
le lièvre blanc voyez bondir le lièvre blanc !
Vers l’hiver
Vienne à présent l’hiver
ciel chargé comme un bœuf
froide écume aux rivières
nudité de la lande
brume dans la forêt
vienne à présent l’hiver
la bleue foulée des bêtes
dans la neige qui fond
le soleil fourbi dur
des oiseaux et des baies
l’ombre couleur de bronze
l’eau mince et glaciale
la croûte noire de la terre
l’éclat blême de la roche
vienne à présent l’hiver
des algues sur la lune
le vent herse le golfe
les îles luisent dans la brume
je pêche dans les eaux froides
ma barque est noir goudron
et les tolets fourchus
grincent sous l’aviron
vienne à présent l’hiver
L’hiver du monde
Les arbres d’hiver pleurent dans le froid
les oiseaux sont braves mais chantent sans joie
le soleil lui-même : un fil de clarté
ruse ne vaut pas sagesse et bonté
du feu, un ami, manger ton son soûl
par le monde blanc détresse et dégoût
les étoiles vous toisent, les rues sont de pierre
faire des chansons a pour fin misère
une ferme a nom joie et réconfort
la table est servie et l’on rit très fort
le vin chauffe le cœur et font la blancheur
la fille qui veut donne plus qu’un dieu
les rires périssent les corps dépérissent
la ferme décline les poutres pourrissent
bonvouloir demeure, chaste et grelottant
misère endurée finit par un chant.
Bois d’hiver
J’ai mis les livres de côté
et je vois les dernières pommes
tomber des arbres gelés
j’ai vu aussi les glands darder
leurs pousses rouges
dans le sol dur
et l’écorce des boulots blancs
fut pour moi plus que tous les livres
et ce que là je lus
dénuda mon cœur au soleil d’hiver
et ouvrit ma cervelle au vent
et tout à coup
tout à coup je sus dans ce bois d’hiver
que j’avais toujours été là
avant les livres
comme après les livres
il y aura un bois d’hiver
et mon cœur nu
et ma cervelle ouverte au vent.
Métropole
Soleil, betterave enfouie dans la boue
six heures d’hiver à Dumbarton Road
j’achète gâteaux d’avoine et lait à la crèmerie
tandis que les autos crachotent vers le ferry
les lampadaires saisis par le premier gel
ont des moustaches de lumière mais elles
se perdent dans les feux de joie des tramways qui passent
près des voitures d’enfant trimbalées par des femmes lasses
vers le thé familial. Je pourrai tout de suite rentre manger
mais j’attends que le flot dans la rue se soit calmé
et sens cette profonde solitude qui vient recouvrir mes pensées
maintenant que la lune est là comme une épluchure de navet
au-dessus des toits et des grues. La chanson de Gaspard Hauser
rôdaille dans ma conscience comme je traîne sur le trottoir
m’arrêtant au coin de la rue pour boire le lait
tandis qu’un chat irréprochable dans la soie qui le revêt
noir, de ses yeux inaccessibles considère avec dédain
mon entreprise, décide de poursuivre son chemin
et se faufile dans une impasse sans un regard
j’ai dans l’idée d’aller jusqu’à Pollock ce soir
comment pourrais-je rentrer dans mon chez-moi truqué
où j’ai écrit sur la tombe de Jonas toute la journée
je ferai le voyage en train et j’espère que mes esprits
n’auront pas trop de honte à s’évader en compagnie
de la première image issue du ventre rouilleux de la ville.
Le dit de l’Hyperboréen
« Nous sommes des Hyperboréens. Nous savons bien
dans quelle distance nous vivons. Au-delà du nord,
de la glace, de la mort – notre vie, notre bonheur. »
NIETZCHE
1
La lune la nuit dernière était une pure calamité
une planète bossue lépreuse
Santa Claus trimbalant de la glace dans son sac
si je n’étais pas allé au lit avec le whisky
j’aurais été gelé au plancher c’est sûr
mais de la sorte à minuit passé
je me suis élevé dans la colline de la banshee
tandis que jouaient follement les pipeaux de l’hiver
et que les feux des fées de Schiehallion
faisaient flamber mon instinct séraphique
on a trouvé dans la ville d’Ur une lyre
dont la caisse de résonnance était un voilier
avec pour figure de proue un taureau
tel est l’instrument dont je jouais
voici deux ou trois millénaires
j’ai planté mes deux pieds dans une grande salle
à peu de choses près l’infini
je tourbillonne dans une orbite d’extase
un soudain brassage de matière
et c’est là ce que j’appelle le commencement.
2
La fenêtre est une carte de l’Arctique
les gouttières sont obstruées de glace ridée
le soleil est un fromage au frigidaire
le siège de mes pantalons est chiche comme la charité
et mon derrière en veut au monde
je m’en vais au marché pour nourrir mon poème
les femmes du marché ont des lèvres gercées
et des nez rouges qui dégoulinent
et quatre couches de lainage autour des hanches
et des sourires comme des miroirs fêlés
les dernières volontés et codicilles des volailles
sont bel et bien étouffés à la source
tous les oiseaux ont la chair de poule maintenant
même la dinde qui tâche de faire la coquette
avec une touffe de plumes noires au croupion
la viande de cheval est violette et farouche
les crevettes sont roses et nettes dans une botte
les coques grimacent dans une blancheur de sel marin
les moules gardent enclos leur rouge secret
et les huîtres se tordent dans le froid.
3
Je me dresse dans ma blancheur impénétrable
et mon cœur est une fournaise ardente
et je m’applique à dilater mon âme
et je sais que la plus profonde est la plus vivante
et je ne veux rien de moins que tout
j’ai fait pousser des chrysanthèmes sur le fumier de Dieu
ciré mes bottes avec la Bible
et marché à travers le monde
j’ai vécu parmi les montagnes de la Chine
et planté des bambous sous le crachin
ouvre les yeux élargis la poitrine
décris de longues de souples enjambées
voici la voie :
laisser le saint esprit respirer l’air de la montagne
et se nourrir des fruits sauvages de la terre
longtemps le monde a été une auberge
une taverne sur les derrières du ciel
où tous étaient anuités et perdus
mais je dis que le monde est un champ de possibles
l’envol de sauvages poèmes.
4
Nourris le feu allume ta lampe
sans te soucier du froid ni du noir qui s’en vient
prends tes bouquins continue tes études
et que personne n’aille dire que tu as eu peur du silence
ou qu’à t’apitoyer sur toi-même tu t’es pourri
les bêtes hurlent à la lune elle les fascine
mais toi prends-lui sa force et tourne-lui le dos
et puis écris dans ta propre blancheur
trace ton propre parcours
toutes les mues cachées de l’hiver
laisse la vieille buse jeter sa morve et faire des siennes
de la neige tisse-toi une chemise de flanelle
avec un pan épais pour te couvrir les fesses
fais usage de la pluie pour fabriquer ton grog
et du vent pour tourner les pages de ton livre
la force personnelle peut faire des prodiges
sans elle le talent n’est rien
augmente ta vie
trempe-toi le caractère
et tire profit à plein cet hiver
5
Du pays natal au pays blanc on essuie
toutes les tempêtes et toutes les canicules du monde
si con Escops qui porte sa çavate
de palestiaus sa chape ramendée
deschaus, nus piés, affublez d’une nate
sur la grand-route un homme des montagnes
chante à tue-tête en langage barbare
l’hiver durant, jusqu’au printemps précoce
pas de fausse science dans la tête
pas de combine dans le cœur
les collines souviens-t’en sont les mêmes toujours
et les rivières et les vents
donne-toi de l’espace pour un vrai commencement
quiconque travaille à l’étroit
ne bâtit que prison ou tombe
j’ai écrit ce poème en décembre
soixante-deux, l’avant-veille de Noël
ma maison est retirée et je vis seul
mais c’est là ce qu’il faut pour vagabonder loin
et je me sais des compagnons.
Traduit de l’anglais par Pierre Leyris
in, Kenneth White : « En toute candeur »
Editions du Mercure de France, 1964
Du même auteur :
Le Grand Rivage (1 - 53) (06/09/2014)
La porte de l’ouest (02/09/2015)
Lettre à un vieux calligraphe (03/09/2016)
Théorie (03/09/2017)
« La pensée est une pensée... » (03/09/2018)
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La rivière qui traverse le temps (03/09/2020)
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