Kenneth White (1936 - 2023) : Le testament d’Ovide
Le testament d’Ovide
Sur les rives de la mer Noire
premières années de notre ère
Et l’on m’a jeté sur la côte des Scythes...
au début j’ai eu du mal à m’y faire
pensez
un des écrivains les plus vues de Rome
Publius Ovidius Naso
ami d’Horace et de Properce
membre de l’Académie
seul parmi les barbares
sur les rives brumeuses et froides
de l’impossible mer Noire
j’ai craché ma colère :
l’odeur des cochons et du varech
offensait mes délicates narines –
j’ai griffonné des élégies
de beaux discours ornés
rien n’y fit...
mais, chose étrange, le temps passant
l’exil commença à me plaire
privé de mon public et de ma clique
sans personne pour m’applaudir
et encourager mon capricieux talent
j’avais tout loisir
d’explorer les galeries obscures
de mon génie profond
entre cochons et goélands
je ne proférais plus de vaines paroles
je n’étais plus Ovidius Naso
Naso la nausée
la citoyenneté romaine
s’est détachée de moi
comme une cosse vide
la Méditerranée
me semblait soudain lassante
surpeuplée et polluée
sa dolce vita me paraissait fade
le monde se révélait
plus vaste et plus exigeant
que je ne l’avais imaginé
un jour
grâce à quelque fleuve gelé
des hordes barbares
se ruant vers leur avenir
de primitifs civilisés
d’hommes malades d’eux-mêmes
déferleront sur les terres latines –
j’ai pris le chemin contraire
je suis monté dans le Nord
où je respire à pleins poumons
un air plus vif
nous voici donc aux confins du monde
dans la patrie de l’ombre et des tourbillons
sur les rives de cette mouvante obscurité
théâtre de tempêtes
espace de navigation très difficile :
eau peu profonde
vagues courtes, rapides, agressives
d’épais brouillards s’y accumulent
de temps à autre on y entend
le cri d’un cygne
il y a longtemps, bien longtemps
sur les quais de Marseille
dans une taverne j’ai rencontré
un marin grec
Démosthène était son nom
pour quelques pichets de vin
il me donna une carte
à laquelle je n’ai plus pensé
pendant des années –
je l’ai retrouvée dans mes documents
quand j’ai quitté Rome
elle est devenue ma lecture préférée
voici l’Europe
bordée au sud par la Méditerranée
à l’ouest par l’océan Atlantique
au nord par la mer Britannique
à l’est par le Danube et le Don
on connait l’Europe (du moins on le croit)
on connaît l’Ibérie
la Celtie, la Germanie
et les îles de Bretagne
on connait même Thulé
enfin, on en a entendu parler
mais ici tout est incertain
ici pullulent
les points d’interrogation
des fleuves immenses
qui traversent la nuit du monde :
l’Ister rapide
qui ne gèle jamais
le Borysthène aux eaux limpides
et le Tanaïs
large et tranqille
voici le pays des Scythes
gens de l’errance et du paradoxe
intrépides en diable
qui affrontent la mort en riant
et qui pleurent les naissances
ils sont tatoués de la tête aux pieds
et boivent de la bière
dans le crâne de leurs parents
là-haut
vers la mer de glace
voyagent les Hyperboréens
(à moins bien sûr qu’il ne s’agisse
d’un simple mythe...)
entre les Scythes et les Hyperboréens
cent peuples, mille tribus
dont Rome n’a jamais entendu parler :
le Peuple des mouettes
les Chercheurs d’étoiles
les Chasseurs de rêves
les Gens des brumes
les Fils du vent
les Solitaires
le Peuple de la pierre
j’en passe
et des plus étranges :
« ceux qui s’habillent d’ombres »
« ceux qui pêchent dans le vide »
par-delà la mer Caspienne au nord
une terre sans bornes précises
et couverte de frimas
à l’est
les grands espaces poudreux d’Asie...
mis à l’index
banni à tout jamais de la civilisation
je mes suis primitivisé
en art et en amour
j’ai toujours cherché
et rarement trouvé
ce qui me conduirait
le plus loin possible de moi
je suis las des lieux
où l’homme se donne en spectacle
j’ai assez vu le théâtre humain
les gesticulations de ses pantins
toutes leurs petites histoires
ce qui m’intéresse à présent
ce sont les champs silencieux
qui s’étendent alentour
les mouvements de la mer
le ciel semé d’étoiles
le rapport entre mon corps et l’univers
entre les nébuleuses et mon cerveau
j’ai connu des tempêtes mentales
des émotions sidérales
des aurores boréales de l’intellect
comme si l’univers et moi
ne faisions qu’un :
j’ai été
le vol d’un corbeau
j’ai été
une averse de pluie
j’ai été
des vagues noires se brisant dans le ciel
j’ai été
l’horizon d’un monde insoupçonné
une poésie insolite se cache
dans les rivières froides
de ces contrées barbares
la mer Noire n’est pas noire
elle a des bleus incroyables
Vénus ne sort pas de ses eaux
mais les poissons, oui
et j’en ai vu de biens étranges :
des lambeaux de rêves
des songes incarnés
au bord de cette mer Noire
battue par le vent des tempêtes
où les fleurs
sont des mousses marines
les algues flottantes
et les coquillages colorés
je me suis remis à l’écriture
débarrassé
de tous les ornements
de la rhétorique éculée
je m’initie à une nouvelle vigueur
à une nouvelle fraîcheur
je ne suis plus
un poète gracieusement cultivé
mais le primitif
d’une pensée
dont je ne connais pas la logique
dont je ne parle pas la langue
je prends des notes brutes
j’écris
dans la lumière claire du matin
une mouette très fine
vole au-dessus du toit –
pas plus
pas de métaphores à tort et à travers
pas de bavardage mythologique
je voudrais des traits
si fulgurants
que dans leur énergie
ils relient toutes choses
et les fassent irradier
Il me faudra aller plus loin dans cette nuit
entre plus avant
dans cet espace inédit
dépasser en desperado
limites et frontières
trouver, qui sait, la source
d’une autre lumière.
Traduit de l’anglais par Marie-Claude White
in, « Les rives du silence »
Editions du Mercure de France, 1997
Du même auteur :
Le Grand Rivage (1 - 53) (06/09/2014)
La porte de l’ouest (02/09/2015)
Lettre à un vieux calligraphe (03/09/2016)
Théorie (03/09/2017)
« La pensée est une pensée... » (03/09/2018)
Java (02/09/2019)
La rivière qui traverse le temps (03/09/2020)
En toute candeur (03/09/2022)
Cérémonie d’hiver (03/09/2023)
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