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Le bar à poèmes
22 août 2022

Claire Von Corda (? -) : Rome

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ROME

 

Les roses et gluants flocons d’huile fondent en crème opaque dans le bocal sur

le comptoir. Parce que le soleil tape par la fenêtre et passe juste au-dessus. Ma

tasse anti-fracas devient lézard, se met à ramper en destruction de bris de

sucre. Et c’est presque réel.

Les minutes de midi gouttent compte à compte, et s’effile l’eau, s’étalent les

graines dans l’aquarium.

Puissé-je être vraie.

 

L’immense bloc en carrelage, qui fait office de table, devient la piscine blanche

des épices et des vinaigres en tout genre. Les cuillères se forment en arbres de

noix de coco.

Et le soleil mollusque, étouffe et rend tout ça trop sirupeux. Ca colle aux

doigts. Des flacons, sortent des insectes pailletés qui racontent l’Amazone. Et

ça devient presque réel.

L’heure du repas tourne au ralenti, et s’estompe le matin, et s’annonce la sieste.

Puissé-je être vraie.

 

Les morceaux de roux sucré, se caramélisent en moucherons aux ailes de

nacre. Les rayons de l’été s’y répercutent comme des miroirs. Les lucioles

flamboyantes vibrent sous le pouls d’un animal caché. Le micro-ondes menace

de dégringoler et la bouillotte laisse échapper des herbes grasses.

Dans la moiteur du centre chaud, des feuilles épaisses grandissent au son du

souffle de majesté. Et je suis presque réelle.

Le temps des mets se fait lenteur, et transpire la serre, et gambergent les fleurs.

Puisse cela être vrai.

 

Les carreaux craquent sous le poids des cornes d’un rhinocéros enfermé sous le

meuble. Parce qu’ici tout n’est que leurre, on l’entend remuer si la radio se

coupe.

Quand j’ouvre le placard, son souffle grave alourdit l’air, je sens l’odeur de la

carapace.

Alors je creuse sous l’évier, je peux apercevoir son œil. Calme, il transpire

coincé dans l’étuve du bunker surchauffé par la lumière, surchauffé par les

plaques, par l’électricité de l’eau. Tout fond sur sa gueule, la vapeur sort des

naseaux.

Et il est presque réel.

Le ralenti des volatiles tombe en torpeur, et grandit la flore, et s’accroît la

jungle.

Puisse cela être vrai.

 

Mais je prends le cutter et, lambeaux par morceaux, arrache et démonte

l’étagère et le plan de travail. Le rhinocéros glorieux, libéré de sa prison, ne

fait rien, reste sobre et me contemple.

Les vieilles et usées baskets à mes pieds, gonflés de chaleur, arpentent son dos

et le chevauchent d’un geste mal assuré. Parce que la distance ici sera longue,

que tu es loin, et qu’il faut un cheval de course, mon amour.

Je le sangle et l’amorce, lui indique le chemin et dans un barrissement de

caverne, il se cabre et jaillit dans la cour. D’un bond, ses ongles de marbre

broient le bitume sous son passage. Ses sabots de plomb nous transportent à

travers les rues goudronnées, nous font traverser la ville, les rues, les avenues,

les autoroutes sans limite de vitesse.

 

Nous laissons derrière nous, le 10m2 en ruine de vivarium.

Nous venons au-devant retrouver ton chez-toi qui attend nos tropiques.

Et puisse cela être vrai. Quand nous serons réels.

 

TRRBL, LES JUNGLES

Editions Ni Fait Ni à Faire, 2021

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