Claire Von Corda (? -) : Rome
ROME
Les roses et gluants flocons d’huile fondent en crème opaque dans le bocal sur
le comptoir. Parce que le soleil tape par la fenêtre et passe juste au-dessus. Ma
tasse anti-fracas devient lézard, se met à ramper en destruction de bris de
sucre. Et c’est presque réel.
Les minutes de midi gouttent compte à compte, et s’effile l’eau, s’étalent les
graines dans l’aquarium.
Puissé-je être vraie.
L’immense bloc en carrelage, qui fait office de table, devient la piscine blanche
des épices et des vinaigres en tout genre. Les cuillères se forment en arbres de
noix de coco.
Et le soleil mollusque, étouffe et rend tout ça trop sirupeux. Ca colle aux
doigts. Des flacons, sortent des insectes pailletés qui racontent l’Amazone. Et
ça devient presque réel.
L’heure du repas tourne au ralenti, et s’estompe le matin, et s’annonce la sieste.
Puissé-je être vraie.
Les morceaux de roux sucré, se caramélisent en moucherons aux ailes de
nacre. Les rayons de l’été s’y répercutent comme des miroirs. Les lucioles
flamboyantes vibrent sous le pouls d’un animal caché. Le micro-ondes menace
de dégringoler et la bouillotte laisse échapper des herbes grasses.
Dans la moiteur du centre chaud, des feuilles épaisses grandissent au son du
souffle de majesté. Et je suis presque réelle.
Le temps des mets se fait lenteur, et transpire la serre, et gambergent les fleurs.
Puisse cela être vrai.
Les carreaux craquent sous le poids des cornes d’un rhinocéros enfermé sous le
meuble. Parce qu’ici tout n’est que leurre, on l’entend remuer si la radio se
coupe.
Quand j’ouvre le placard, son souffle grave alourdit l’air, je sens l’odeur de la
carapace.
Alors je creuse sous l’évier, je peux apercevoir son œil. Calme, il transpire
coincé dans l’étuve du bunker surchauffé par la lumière, surchauffé par les
plaques, par l’électricité de l’eau. Tout fond sur sa gueule, la vapeur sort des
naseaux.
Et il est presque réel.
Le ralenti des volatiles tombe en torpeur, et grandit la flore, et s’accroît la
jungle.
Puisse cela être vrai.
Mais je prends le cutter et, lambeaux par morceaux, arrache et démonte
l’étagère et le plan de travail. Le rhinocéros glorieux, libéré de sa prison, ne
fait rien, reste sobre et me contemple.
Les vieilles et usées baskets à mes pieds, gonflés de chaleur, arpentent son dos
et le chevauchent d’un geste mal assuré. Parce que la distance ici sera longue,
que tu es loin, et qu’il faut un cheval de course, mon amour.
Je le sangle et l’amorce, lui indique le chemin et dans un barrissement de
caverne, il se cabre et jaillit dans la cour. D’un bond, ses ongles de marbre
broient le bitume sous son passage. Ses sabots de plomb nous transportent à
travers les rues goudronnées, nous font traverser la ville, les rues, les avenues,
les autoroutes sans limite de vitesse.
Nous laissons derrière nous, le 10m2 en ruine de vivarium.
Nous venons au-devant retrouver ton chez-toi qui attend nos tropiques.
Et puisse cela être vrai. Quand nous serons réels.
TRRBL, LES JUNGLES
Editions Ni Fait Ni à Faire, 2021