Serge Essénine / Сергей Александрович Есенин (1895 – 1925) : Trente-six / Поэма о 36
Trente-six
Par la Russie errante
il est
plus d’une sente.
A chaque pas,
une tombe.
A chaque lieue,
une croix.
Jusques au Iénissey
on peut compter
– je sais –
six mille un tumulus,
et plus.
Le roc bleu de l’Oural
comme un sac
de pierrailles
en travers s’est couché
Au-delà, bruit la Taïga,
sa neige, où s’enfonce
le pas ;
essaye donc d’y marcher.
Heureux qui, entraîné
à la dure,
connaît
l’ouragan sibérien.
Mais si tu es faible
et las,
et que tu tombes,
où
que soit ton gîte,
le loup viendra chanter ton glas.
Bourrasque et vent
hurlant.
D’un pas pesant et lent
marche le convoi.
Mais les fusils sont prêts,
si tu veux t’échapper
ne tiens pas à ta peau.
Le soldat et le banni
ne sauraient être
amis,
ni se donner la main.
Lui aussi est un prisonnier
s’il ne tire pas
le premier
il sera fusillé demain.
Mais ne te tourne pas
vers lui.
Que meure plutôt
celui
qui mène son frère en
enfer.
Non, file dans le bruit
des fers.
....................................................
Va toujours de l’avant
dans la tempête
de vent.
Au-delà de l’Oural
dans ton pays natal
il est une maison,
steppe et marais autour,
par la vitre
d’azur
la lune joue du violon.
On n’y est pas
si mal ?
Cette chanson me plaît,
qui n’en est pas
ravi ?
Elle parle de la vie.
- Au-delà de l’Oural
un hêtre fier
étale
ses branches dans la lueur
lunaire
des chaumières.
Là-bas,
chez tes parents
une jeune fille
en blanc
gracieuse t’attend.
Comme le mois de mai
de lilas embaumé,
comme un pays
aimé,
Dis, n’es-tu pas charmé ?
Bourrasque et vent
hurlant ;
d’un pas pesant et lent
marche le convoi.
Mais les fusils sont
prêts.
Si tu veux t’échapper,
ne tiens pas à ta peau.
Un fin duvet qui
transit.
C’est dur de marcher
ainsi
dans la neige et le vent
et dans le bruit
des fers.
Mais si tu aimes
le jour
est-ce que tu préfères
moisir
à Schlisselbourg ?
Là, en heurtant les murs
tu te promènes,
dur
et la rage au cœur,
comme un bête
en cage.
Toujours même pensée :
« Dans mon pays,
qui sait,
quelque chose a changé ?
Peut-être dans les chants
des bourrasques de vent
ton seul ami est mort,
ton ami ou ta mère ? ».
- Une pensée qui vrille :
« arracher cette
grille,
et filer dans les
champs. »
Mais l’heure de prison
est lente.
La sentinelle,
vigilante.
Et si tu veux savoir
les dangers d’un
départ,
écoute cette histoire.
Ils étaient trente-
six
pas moyen d’être
assis
dans le cachot étroit.
Autour de la prison
la neige en tourbillon
monte aux créneaux
des tours
massives de
Schlisselbourg.
On les avait jugés
parce que fiers et
courageux.
Et qu’une rage
vaine
de la misère humaine
pour les opprimés et les sourds
les soulevait
d’amour.
Assurément, tu te
souviens,
de cette orageuse année
Cinq.
Lorsque derrière les
barricades,
par les fenêtres des
façades,
dans une rage
incoercible
les frères se prenaient pour
cible.
Et l’on défendait
la loi,
esclave adorant son
roi ;
l’autre voulait le démolir,
ce trône
qu’il apprit à haïr,
avec ces sbires et ces prisons.
Vraiment,
n’avait-il pas raison ?
Tu te souviens sans doute aussi
- c’était courant de ce temps-ci –
quand le Cosaque faisait
claquer
son fouet sur un peuple traqué.
Alors, de ceux qui se
courbaient,
occiputs et
dos voûtés,
s’écoulait un pavot sanglant.
Je sais tu gardes
dans ton cœur
le souvenir d’une neige
en fleur.
Lorsqu’on était
gamin
on en venait
aux mains,
on se cassait le nez
de toutes les façons,
garçon contre garçon.
Mais j’ignorais alors
ces fleurs
rouges
de la douleur.
J’étais encore jeune
et sot
et je n’avais pas lu
un mot.
Mais si je « les » avais vu
faire,
crois-tu que j’aurais pu
me taire ?
Ils étaient
trente-six,
par la haine
durcis.
Chacun avait quitté
son toit,
les saules sur l’étang,
le bois,
mais on gardait
le souvenir.
Le gouverneur les fit venir
un jour et dit :
« Vous êtes
trop,
et à l’étroit dans ce cachot.
Je garderai cinq
au hasard
et pour les autres –
le départ. »
Champs de neige,
cliquetis d’enfer,
le wagon fonce,
bardé,
de fer,
la locomotive ronge
les rails.
Est-ce que tu songes
à demander
où on les mène,
comme du bétail ?
Par la Russie errante
il est
plus d’une sente.
A chaque pas,
une tombe.
A chaque lieue,
une croix.
Jusques au Iénissey
on peut compter
– je sais –
six mille un tumulus
et plus.
Le train roule
à toute vapeur,
au cœur de chaque,
vrille la peur :
« Ainsi, de ce bracelet
ornés,
on nous mène, pour des
années,
à des lieues du pays
natal,
trimer aux mines de
métal.
Il se peut qu’il arrive
un jour
qu’un de ces lingots,
sans amour
arrachés par mon pic au sol,
par un jeu de la chance
folle,
soit un anneau d’or
là-bas,
que ma fille
portera au doigt ? »
Champs de neige,
cliquetis d’enfer,
le wagon fonce,
de fer.
Le trente et unième s’est
dressé
et dit, tout bas :
« J’en ai assez.
La nuit pour moi
est sans sommeil ;
Je n’attendrai pas
le réveil.
J’ai décidé fermement
de fuir
et c’est le moment.
La nuit est sans lune,
Vous
me hisserez jusqu’au
trou.
Le soupirail est assez
large.
Quant à la grille,
je m’en charge...
Le bruit du vent
me couvrira
mais, cachez-moi,
encadrez-moi. »
Les trente alors se sont
massés
autour de lui,
en rangs pressés,
comme s’ils discutaient
du temps,
comme s’ils écoutaient
le vent...
- Mais peut-être
vous semble-t-il
que filer de nuit
est facile ?
Ils étaient cinq
là-bas.
Chacun sur son
grabat,
givre aux fenêtres,
dehors - verglas.
Et le vent sonne
comme un
glas,
se brise aux angles
des tours
massives de
Schlisselbourg.
Seulement, on n’y dort
pas.
Peut-on dormir,
troublé
par la vision
des blés,
de la vieille
treille,
d’un jour tout bleu
où l’on
marche dans les sillons ?
Heure douce,
crépusculaire.
Une cloche sonne,
clair,
sept coups.
La lune rousse
est large.
Oh, rêvasser ainsi, en marge,
sans soulever les paupières...
Mais au dehors
il a neigé
sur le rebord
de la fenêtre.
Un duvet léger,
menu,
ami triste du détenu.
Que ce soit nuit
ou jour
un seul désir
toujours,
une pensée qui vrille :
« Arracher cette grille
et filer dans le champs.»
Le cinquième, las de
languir,
trouve une lime
et sans faiblir
à longueur de nuit
gratte.
La sueur coule.
Il se hâte.
Un jour de corvée
de bois,
il a glissé
tout droit,
juste dans le fossé.
On se rue, on se regarde,
déjà accourt
la garde.
- Mais il est sur la
glace,
il a pris
de l’espace
et lance son
adieu.
Les jours filent,
où ?
Le temps est comme
une roue.
Par une bourrasque
de janvier
ils sont encore retrouvés,
dans la cellule 42.
Alors, les yeux
dans les yeux,
le trente et unième a dit
au cinquième :
« Mon vieux,
il est au voisinage
d’Ob,
un tout petit village,
Top,
Et une fameuse
gare,
J’en garderai
la mémoire.
On ne vit qu’une
fois.
Je n’aime pas,
ma foi,
vivre de souvenirs.
Le stupide fermier sibérien
est méchant comme un
chien,
sournois comme le diable,
il te vendrait pour
rien...
La mémoire est vaine
comme une blanche
plaine...
Mais je sais très bien
que, même sans rêver,
par le froid et le
gel,
on trouve la vie belle,
allongé dans le foin. »
Le cinquième répondit :
« J’ai quarante ans,
vois-tu,
mais mon démon
est là,
et je n’ai pas changé,
quel que soit le
danger,
le large me séduit
par une belle
nuit,
voilà !
J’ai peu
à raconter.
D’ailleurs, je suis
resté
une heure en liberté
dans mon trou,
à écouter le vent
et à rêver
avant
que le garde ne me
trouve.
Ciel maussade et gris
d’orage.
La terre est lourde de nuages.
Tu te souviens aussi,
sans doute,
de l’année Dix-sept,
où leurs routes
se sont à nouveau
dispersées.
Chacun a retrouvé
son toit,
les saules, l’étang
le bois,
la lune rousse et
le hêtre.
Mais il n’a pu
reconnaître
ceux que mon cœur
cherchait.
Ils étaient trente-
six,
par la haine,
durcis.
Chacun en ces jours
d’Octobre
partit venger
l’opprobre
et balayer
à jamais
le trône et ceux qui le
servaient.
Les jours filent
si vite.
Ils se sont retrouvés.
Ils habitent
chacun
dans sa maison neuve.
On y vit couché,
on y rêve,
éteignant la lueur des yeux.
Ciel clair et bleu
de rêve
La vie coule son fleuve.
Chacun
largue ses voiles.
Chacun
a son étoile
sa force,
ses faiblesses...
D’autres chansons naissent...
Mais nous chanterons
toujours celle-ci :
« Ils étaient trente-six. »
Traduit du russe par Gabriel Arout
In, « Quatre poètes de la révolution »
Les Editions de Minuit, 1967
Du même auteur :
La confession d’un voyou (21/08/2021)
De Profondis quarante fois / Сорокоуст (21/08/2023)
Поэма о 36
Много в России
Троп.
Что ни тропа –
То гроб.
Что ни верста –
То крест.
До енисейских мест
Шесть тысяч один
Сугроб.
Синий уральский
Ском
Каменным лег
Мешком,
За скомом шумит
Тайга.
Коль вязнет в снегу
Нога,
Попробуй идти
Пешком.
Добрó, у кого
Закал,
Кто знает сибирский
Шквал.
Но если ты слаб
И лег,
То, тайно пробравшись
В лог,
Тебя отпоет
Шакал.
Буря и грозный
Вой.
Грузно бредет
Конвой.
Ружья наперевес.
Если ты хочешь
В лес,
Не дорожи
Головой.
Ссыльный солдату
Не брат.
Сам подневолен
Солдат.
Если не взял
На прицел, –
Завтра его
Под расстрел.
Но ты не иди
Назад.
Пусть умирает
Тот,
Кто брата в тайгу
Ведет.
А ты под кандальный
Дзин
Шпарь, как седой
Баргузин.
Беги все вперед
И вперед.
Там за Уралом
Дом.
Степь и вода
Кругом.
В синюю гладь
Окна
Скрипкой поет
Луна.
Разве так плохо
В нем?
Славный у песни
Лад.
Мало ли кто ей
Рад.
Там за Уралом
Клен.
Всякий ведь в жизнь
Влюблен
В лунном мерцанье
Хат.
Если ж, где отчая
Весь,
Стройная девушка
Есть,
Вся, как сиреневый
Май,
Вся, как родимый
Край, –
Разве не манит
Песнь?
Буря и грозный
Вой.
Грузно бредет
Конвой.
Ружья наперевес.
Если ты хочешь
В лес,
Не дорожи
Головой.
*
Колкий, пронзающий
Пух.
Тяжко идти средь
Пург.
Но под кандальный
Дзень,
Если ты любишь
День,
Разве милей
Шлиссельбург?
Там, упираясь
В дверь,
Ходишь, как в клетке
Зверь.
Дума всегда
Об одном:
Может, в краю
Родном
Стало не так
Теперь.
Может, под песню
Вьюг
Умер последний
Друг.
Друг или мать,
Все равно!
Хочется вырвать
Окно
И убежать в луг.
Но долог тюремный
Час.
И зорок солдатский
Глаз.
Если ты хочешь
Знать,
Как тяжело
Убежать, –
Я знаю один
Рассказ.
*
Их было тридцать
Шесть.
В камере негде
Сесть.
В окнах бурунный
Вспург.
Крепко стоит
Шлиссельбург.
Море поет ему
Песнь.
Каждый из них
Сидел
За то, что был горд
И смел,
Что в гневной своей
Тщете
К рыдающим в нищете
Большую любовь
Имел.
Ты помнишь, конечно,
Тот
Клокочущий пятый
Год,
Когда из-за стен
Баррикад
Целился в брата
Брат.
Тот в голову, тот
В живот.
Один защищал
Закон –
Невольник, влюбленный
В трон.
Другой этот трон
Громил,
И брат ему был
Не мил.
Ну, разве не прав был
Он?
Ты помнишь, конечно,
Как
Нагайкой свистел
Казак?
Тогда у склоненных
Ниц
С затылков и поясниц
Капал горячий
Мак.
Я знаю, наверно,
И ты
Видал на снегу
Цветы.
Ведь каждый мальчишкой
Рос.
Каждому били
Нос
В кулачной на все
«Сорты».
Но тех я цветов
Не видал,
Был еще глуп
И мал.
И не читал еще
Книг.
Но если бы видел
Их,
То разве молчать
Стал?
*
Их было тридцать
Шесть.
В каждом кипела
Месть.
Каждый оставил
Дом
С ивами над прудом,
Но не забыл о нем
Песнь.
Раз комендант
Сказал:
«Тесен для вас
Зал.
Пять я таких
Приму
В камеру по одному,
Тридцать один –
На вокзал».
Поле и снежный
Звон.
Клетчатый мчится
Вагон.
Рельсы грызет
Паровоз.
Разве уместен
Вопрос:
Куда их доставит
Он?
Много в России
Троп.
Что ни тропа –
То гроб.
Что ни верста –
То крест.
До енисейских мест
Шесть тысяч один
Сугроб.
*
Поезд на всех
Парах.
В каждом неясный
Страх.
Видно, надев
Браслет,
Гонят на много
Лет
Золото рыть
В горах.
Может случиться
С тобой
То, что достанешь
Киркой,
Дочь твоя там,
Вдалеке,
Будет на левой
Руке
Перстень носить
Золотой.
Поле и снежный
Звон.
Клетчатый мчится
Вагон.
Вдруг тридцать первый
Встал
И шепотом так сказал:
«Нынче мне ночь
Не в сон.
Нынче мне в ночь
Не лежать.
Я твердо решил
Бежать.
Благо, что ночь
Не в луне.
Вы помогите
Мне
Тело мое
Поддержать.
Клетку уж я
Пилой…
Выручил с
Нежный
Вой.
Вы заградите меня
Подле окна
От огня,
Чтоб не видал
Конвой».
Тридцать столпились
В ряд,
Будто о чем
Говорят.
Будто глядят
На снег.
Разве так труден
Побег,
Если огни
Не горят?
*
Их оставалось
Пять.
Каждый имел
Кровать.
В окнах бурунный
Вспург.
Крепко стоит
Шлиссельбург.
Только в нем плохо
Спать.
Разве тогда
Уснешь,
Если все видишь
Рожь.
Видишь родной
Плетень,
Синий, звенящий
День,
И ты по меже
Идешь.
Тихий вечерний
Час.
Колокол бьет
Семь раз.
Месяц широк
И ал.
Так бы дремал
И дремал,
Не подымая глаз.
Глянешь, на окнах
Пух.
Скучный, несчастный
Друг,
Ночь или день,
Все равно.
Хочется вырвать
Окно
И убежать в луг.
Пятый страдать
Устал.
Где-то подпилок
Достал.
Ночью скребет
И скребет,
Капает с носа
Пот
Через губу в оскал.
Раз при нагрузке
Дров
Он поск
Ользнулся
В ров…
Смотрят, уж он
На льду.
Что-то кричит
На ходу.
Крикнул – и будь
Здоров.
*
Быстро бегут
Дни.
День колесу
Сродни.
Снежной январской
Порой
В камере сорок
Второй
Встретились вновь
Они.
Пятому глядя
В глаза,
Тридцать первый
Сказал:
«Там, где струится
Обь,
Есть деревушка
Топь
И очень хороший
Вокзал.
В жизни живут лишь
Раз,
Я вспоминать
Не горазд.
Глупый сибирский
Чалдон.
Скуп, как сто дьяволов,
Он.
За пятачок продаст.
Снежная белая
Гладь.
Вспоминать.
Знаю одно:
Без грез
Даже в лихой
Мороз
Сладко на сене
Спать».
Пятый сказал
В ответ:
«Мне уже сорок
Лет.
Но не угас мой
Бес.
Так все и тянет
В лес,
В синий вечерний
Свет.
Много сказать
Не могу:
Час лишь лежал я
В снегу.
Слушал метельный
Вой,
Но помешал
Конвой
С ружьями на бегу».
*
Серая, хмурая
Высь,
Тучи с землею
Слились.
Ты помнишь, конечно,
Тот
Метельный семнадцатый
Год,
Когда они
Разошлись?
Каждый пошел в свой
Дом
С ивами над прудом.
Видел луну
И клен,
Только не встретил
Он
Сердцу любимых
В нем.
Их было тридцать
Шесть.
В каждом кипела
Месть.
И каждый в октябрьский
Звон
Пошел на влюбленных
В трон,
Чтоб навсегда их
Сместь.
Быстро бегут
Дни.
Встретились вновь
Они.
У каждого новый
Дом.
В лежку живут лишь
В нем,
Очей загасив
Огни.
Тихий вечерний
Час.
Колокол бьет
Семь раз.
Месяц широк
И ал.
Тот, кто теперь
Задремал,
Уж не поднимет
Глаз.
Теплая синяя
Весь.
Всякие песни
Есть.
Над каждым своя
Звезда…
Мы же поем
Всегда:
Их было тридцать
Шесть.
Август 1924 г.
Poème précédentt en russe :
Guennadi Aïgui / Геннадий Николаевич Айги : Le dernier départ. 3, 4 / ОСЛЕДНИЙ ОТЪЕЗД. 3, 4 (02/08/2022)
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