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Le bar à poèmes
2 avril 2022

Vladimir Vladimirovitch Maïakovski / Владимир Владимирович Маяковский (1894 - 1930) : J’aime / Люблю

230px-Mayakovskij[1]

 

J’aime

 

C’ETAIT AINSI D’HABITUDE

Chacun en naissant est nanti d’amour,

mais les emplois,

les rentes,

tout çà,

vous dessèche le sol du cœur.

Le cœur est vêtu d’un corps,

le corps d’une chemise .

Mais ce n’est pas assez.

Quelqu’un –

l’imbécile ! –

confectionna les manchettes

et sur les poitrines coula l’amidon.

En vieillissant l’on se ravise.

La femme se maquille.

L’homme fait le moulin selon Müller (1)

Trop tard.

La peau se ratatine de rides.

L’amour fleurit,

fleurit,

et se flétrit.

 

(1) Müller : il s’agit de la méthode de gymnastique de Müller

 

ENFANT

J’ai largement reçu le don d’aimer.

Mais dès l’enfance

les gens

au travail sont dressés.

Moi –

je filais sur la berge du Rion,

je traînais

ne fichant rien de rien.

Maman se fâchait :

« L’affreux garnement ! »

Comme un fouet papa brandissait sa ceinture.

Et moi

j’allais, trois faux roubles en poche,

faire avec des troupiers un tour de bonneteau.

Sans le faix des souliers,

sans le faix des chemises,

au four de Koutaïssi bronzé,

je tournais au soleil ou le dos,

ou la panse,

au point d’en avoir la nausée.

Le soleil s’émerveille :

« C’est haut comme trois pommes !

ça possède –

un coeur d’homme.

Il le fait s’échiner.

D’où vient

qu’il soit

dans cet archine (2) place

pour moi,

pour la rivière,

pour cent verstes de rochers ? »

 

(2) : vielle mesure russe, un peu moins d‘un mètre.

 

ADOLESCENT

L’adolescence a des devoirs en masse.

On apprend la grammaire aux sottes et aux sots.

Pour moi

on m’a chassé de cinquième classe.

A Moscou, j’ai traîné de cachot en cachot.

Dans notre

petit monde

d’appartement,

pour les divans poussent des poètes frisés.

Rien à tirer de ces bichons lyriques.

Moi,

j’ai appris à aimer

en prison.

Que me sont les regrets sur le Bois de Boulogne !

Que me sont les soupirs sur l’horizon des mers !

Moi, c’est

d’un office des pompes funèbres

que je m’épris

par le judas de la cellule 103.

Qui voit tous les jours le soleil

est blasé :

« Que valent ces rayons ? » disent-ils.

Et moi –

pour un reflet

jaune sur le mur,

j’aurais alors donné tout au monde.

 

MON UNIVERSITE

Vous connaissez le français,

divisez,

multipliez,

déclinez à merveille.

Allez-y, déclinez !

Mais dites,

savez-vous

chanter avec une maison ?

Le langage du tramway est-il clair pour vous ?

L’oiselet humain

à peine hors de l’œuf,

tend la main vers le livre,

la rame des cahiers.

Et moi, j’apprenais l’alphabet des enseignes,

tournant les pages de tôle et de fer.

La terre, on la prend,

la charcute,

l’écorche,

pour l’étudier.

Et ce n’est qu’une mappemonde minuscule.

Et moi,

c’est mes côtes qui apprenaient la géographie,

pas pour rien

que par terre

je m’abattais la nuit.

Les historiens s’en font de ce troublant problème :

- Est-ce qu’elle était rousse, la barbe de Barbe-rousse ? –

Tant pis !

Moi, je ne fouille pas cette absurde poussière,

et toute histoire m’est à Moscou familière.

Une fois instruit,

on s’essaye

à plaire aux dames ;

les petites idées heurtent leurs têtes de bois.

Et moi,

je parlais aux seules maisons.

Seules les pompes des rues me donnaient la réplique.

Les toits tendant leur lucarne attentive,

guettaient les mots que j’allais leur lancer.

et, plus tard,

sur la nuit,

sur l’un,

sur l’autre,

ils cancanaient,

tournant leur langue-girouette.

 

ADULTE

Adulte, on fait des affaires.

Des roubles en poches.

De l’amour ?

En voilà !

Pour cent petits roubles.

Et moi,

sans domicile,

les mains

dans les poches

déchirées,

je m’en allais, les yeux ouverts.

La nuit

vous mettez vos meilleurs habits,

vous cherchez le repos sur l’épouse ou la veuve.

Et moi,

Moscou m’étouffait dans ses bras,

de l’anneau des boulevards sans fin.

Dans vos cœurs,

dans vos montres,

vont et viennent les amantes.

Quels transports, partenaires de la couche d’amour ?

Moi, qui suis la Place de la Passion,

je surprends

le sauvage battement de cœur des capitales.

Déboutonné, -

le cœur presque dehors,

je m’ouvrais au soleil et à la flaque d’eau.

Entrez avec vos passions !

Grimpez avec vos amours !

Dès maintenant, j’ai perdu le contrôle de mon cœur.

Je connais chez autrui le domicile du cœur.

Il est dans la poitrine – c’est connu de chacun.

Avec moi,

l’anatomie a perdu la tête.

Je suis tout cœur –

cela bat de partout.

O, combien furent-ils,

seulement les printemps,

en vingt ans engloutis dans sa fournaise !

Accumulé, leur poids n’est pas supportable.

Pas supportable,

non pour le vers,

mais à la lettre.

 

CE QUI S’EN SUIVIT

Plus qu’il n’est permis,

plus qu’il ne faut, -

comme

un délire de poète surplombant le rêve :

la pelote du cœur se fit énorme,

énorme l’amour,

énorme la haine.

Sous le fardeau,

les jambes

avançaient vacillantes,

- tu le sais,

je suis

pourtant bien bâti, -

néanmoins

je me traîne, appendice du cœur,

ployant mes épaules géantes.

je me gonfle d’un lait de poèmes,

- sans pouvoir déborder, -

jusqu’au bord, et pourtant je m’emplis encore.

 

J’APPELLE

Le soulevant comme un athlète,

je le portais en acrobate,

et, comme on appelle les électeurs au meeting,

comme les villages

au feu

sont appelés par le tocsin,

j’appelai :

« Le voilà !

le voilà !

Prenez-le ! »

Quand

un tel moment se mettait à hurler,

ces dames

s’écartant de moi,

par la poussière,

par la boue,

par la neige,

filaient comme un feu d’artifice :

« Nous, c’est plutôt la petite taille,

nous, c’est plutôt le genre tango... »

Je ne puis porter,

et je porte mon fardeau,

je veux le jeter,

et je sais,

je ne vais pas le jeter.

Les arcs des côtes vont lâcher.

Sous la pression a grincé la cage thoracique.

 

TOI

Elle vint –

d’un coup d’œil

sérieux,

sous le rugissement,

la carrure,

devina simplement le gamin.

Elle prit

son coeur pour elle seule,

et simplement

s’en fut jouer,

comme une fillette au ballon.

Et chacune –

comme devant un miracle –

ici une dame s’en mêle,

là une demoiselle :

« En aimer un comme çà ?

Mais il vous renverserait !

Probable que c’est une dompteuse !

Probable qu’elle sort du Zoo ! »

Et moi je jubile.

Il n’y en a plus –

de joug.

Perdant la tête de joie,

je sautais,

comme un Indien à des noces bondissant,

tant je me sentais gai,

tant je me sentais léger.

 

IMPOSSIBLE

A moi seul je ne peux

porter un piano

(encore moins

un coffre-fort).

Et si ni coffre,

ni piano,

pourrais-je, moi,

porter mon cœur – l’ayant repris.

Les banquiers le disent bien :

« Lorsque les poches nous manquent,

nous autres, riches sans fin,

nous mettons l’argent en banque. »

En toi

j’ai mis

l’amour,

trésor caché dans du fer,

et me promène

joyeux Crésus.

Tout juste si,

quand me prend l’envie,

je retire un sourire,

ou moins même,

et roulant avec des filles,

après minuit je gaspille

quelques roubles de menue monnaie lyrique.

 

MOI DE MÊME

L’escadre même rentre au port,

le train se hâte vers la gare.

Et moi plus encore vers toi

- puisque j’aime –

cela m’attire et m’entraîne.

L’avare chevalier de Pouchkine, descend

admirer et fouiller sa cave.

Ainsi moi

vers toi je reviens, mon aimée.

Ce coeur à moi,

je l’admire.

Vous êtes joyeux de rentrer chez vous.

La crasse, vous

vous la raclez, vous rasant,  lavant.

Ainsi moi, vers toi je reviens, -

est-ce qu’en

allant vers toi,

ce n’est pas chez moi que je rentre ?

Les gens de cette terre à son giron retournent.

Nous nous en  retournons à notre but final.

Ainsi moi,

vers toi

forcément cela m’attire,

à peine on est séparés

et perdus de vue à peine.

 

DEDUCTION

Rien n’effacera l’amour,

ni les querelles,

ni la distance.

Le voila révisé

repesé

repensé.

Levant ici ma stance aux doigts de prose,

constamment et vraiment

j’aime,

et j’en fais serment.

 

(1922)

 

Traduit du russe par Elsa Triolet

in, Maïakovsky : « vers et proses »

Les Editeurs français réunis, 1957

Du même auteur :

Prologue à la Tragédie « Vladimir Maïakovsky » / ПРОЛОГ (28/08/2015)

Vente au rabais (28/08/2016)

Christophe Colomb / Кристоф Коломб (28/08/2017)

La flûte des vertèbres /Флейта-позвоночник (02/04/2019)

La blouse du dandy / Кофта Фата (02/04/2020)

« Ecoutez !... » / «  Послушайте! ... » (02/01/2021)

 

Люблю

Обыкновенно так

 

Любовь любому рожденному дадена, —

но между служб,

доходов

и прочего

со дня на день

очерствевает сердечная почва.

На сердце тело надето,

на тело — рубаха.

Но и этого мало!

Один —

идиот! —

манжеты наделал

и груди стал заливать крахмалом.

Под старость спохватятся.

Женщина мажется.

Мужчина по Мюллеру мельницей машется.

Но поздно.

Морщинами множится кожица.

Любовь поцветет,

поцветет —

и скукожится.

 

 

Мальчишкой

 

Я в меру любовью был одаренный.

Но с детства

людьё

трудами муштровано.

А я —

убег на берег Риона

и шлялся,

ни чёрта не делая ровно.

Сердилась мама:

«Мальчишка паршивый!»

Грозился папаша поясом выстегать.

А я,

разживясь трехрублевкой фальшивой,

играл с солдатьём под забором в «три листика».

Без груза рубах,

без башмачного груза

жарился в кутаисском зное.

Вворачивал солнцу то спину,

то пузо —

пока под ложечкой не заноет.

Дивилось солнце:

«Чуть виден весь-то!

А тоже —

с сердечком.

Старается малым!

Откуда

в этом

в аршине

место —

и мне,

и реке,

и стовёрстым скалам?!»

 


Юношей

 

Юношеству занятий масса.

Грамматикам учим дурней и дур мы.

Меня ж

из 5-го вышибли класса.

Пошли швырять в московские тюрьмы.

В вашем

квартирном

маленьком мирике

для спален растут кучерявые лирики.

Что выищешь в этих болоночьих лириках?!

Меня вот

любить

учили

в Бутырках.

Что мне тоска о Булонском лесе?!

Что мне вздох от видов на море?!

Я вот

в «Бюро похоронных процессий»

влюбился

в глазок камеры.

Глядят ежедневное солнце,

зазнаются.

«Чего, мол, стоют лучёнышки эти?»

А я

за стенного

за желтого зайца

отдал тогда бы — всё на свете.

 


Мой университет

 

Французский знаете.

Делите.

Множите.

Склоняете чудно.

Ну и склоняйте!

Скажите —

а с домом спеться

можете?

Язык трамвайский вы понимаете?

Птенец человечий

чуть только вывелся —

за книжки рукой,

за тетрадные дести.

А я обучался азбуке с вывесок,

листая страницы железа и жести.

Землю возьмут,

обкорнав,

ободрав ее, —

учат.

И вся она — с крохотный глобус.

А я

боками учил географию, —

недаром же

наземь

ночёвкой хлопаюсь!

Мутят Иловайских больные вопросы:

— Была ль рыжа борода Барбароссы? —

Пускай!

Не копаюсь в пропыленном вздоре я —

любая в Москве мне известна история!

Берут Добролюбова (чтоб зло ненавидеть), —

фамилья ж против,

скулит родовая.

Я

жирных

с детства привык ненавидеть,

всегда себя

за обед продавая.

Научатся,

сядут —

чтоб нравиться даме

мыслишки звякают лбёнками медненькими.

А я

говорил

с одними домами.

Одни водокачки мне собеседниками.

Окном слуховым внимательно слушая,

ловили крыши — что брошу в уши я.

А после

о ночи

и друг о друге

трещали,

язык ворочая — флюгер.

 


Взрослое

 

У взрослых дела.

В рублях карманы.

Любить?

Пожалуйста!

Рубликов за сто.

А я,

бездомный,

ручища

в рваный

в карман засунул

и шлялся, глазастый.

Ночь.

Надеваете лучшее платье.

Душой отдыхаете на женах, на вдовах.

Меня

Москва душила в объятьях

кольцом своих бесконечных Садовых.

В сердца,

в часишки

любовницы тикают.

В восторге партнеры любовного ложа.

Столиц сердцебиение дикое

ловил я,

Страстною площадью лёжа.

Враспашку —

сердце почти что снаружи —

себя открываю и солнцу и луже.

Входите страстями!

Любовями влазьте!

Отныне я сердцем править не властен.

У прочих знаю сердца дом я.

Оно в груди — любому известно!

На мне ж

с ума сошла анатомия.

Сплошное сердце —

гудит повсеместно.

О, сколько их,

одних только вёсен,

за  лет в распалённого ввалено!

Их груз нерастраченный — просто несносен.

Несносен не так,

для стиха,

а буквально.

 


Что вышло

 

Больше чем можно,

больше чем надо —

будто

поэтовым бредом во сне навис —

комок сердечный разросся громадой:

громада любовь,

громада ненависть.

Под ношей

ноги

шагали шатко —

ты знаешь,

я же

ладно слажен, —

и всё же

тащусь сердечным придатком,

плеч подгибая косую сажень.

Взбухаю стихов молоком

— и не вылиться —

некуда, кажется — полни

тся заново.

Я вытомлен лирикой —

мира кормили

а,

гипербола

праобраза Мопассанова.

 


Зову

 

Поднял силачом,

понес акробатом.

Как избирателей сзывают на митинг,

как сёла

в пожар

созывают набатом —

я звал:

«А вот оно!

Вот!

Возьмите!»

Когда

такая махина ахала —

не глядя,

пылью,

грязью,

сугробом, —

дамьё

от меня

ракетой шарахалось:

«Нам чтобы поменьше,

нам вроде танго бы…»

Нести не могу —

и несу мою ношу.

Хочу ее бросить —

и знаю,

не брошу!

Распора не сдержат рёбровы дуги.

Грудная клетка трещала с натуги.

 


Ты

 

Пришла —

деловито,

за рыком,

за ростом,

взглянув,

разглядела просто мальчика.

Взяла,

отобрала сердце

и просто

пошла играть —

как девочка мячиком.

И каждая —

чудо будто видится —

где дама вкопалась,

а где девица.

«Такого любить?

Да этакий ринется!

Должно, укротительница.

Должно, из зверинца!»

А я ликую.

Нет его —

ига!

От радости себя не помня,

скакал,

индейцем свадебным прыгал,

так было весело,

было легко мне.

 


Невозможно

 

Один не смогу —

не снесу рояля

(тем более —

несгораемый шкаф).

А если не шкаф,

не рояль,

то я ли

сердце снес бы, обратно взяв.

Банкиры знают:

«Богаты без края мы.

Карманов не хватит —

кладем в несгораемый».

Любовь

в тебя —

богатством в железо —

запрятал,

хожу

и радуюсь Крезом.

И разве,

если захочется очень,

улыбку возьму,

пол-улыбки

и мельче,

с другими кутя,

протрачу в полночи

рублей пятнадцать лирической мелочи.

 


Так и со мной

 

Флоты — и то стекаются в гавани.

Поезд — и то к вокзалу гонит.

Ну, а меня к тебе и подавней —

я же люблю! —

тянет и клонит.

Скупой спускается пушкинский рыцарь

подвалом своим любоваться и рыться.

Так як

 к тебе возвращаюсь, любимая.

Мое это сердце,

любуюсь моим я.

Домой возвращаетесь радостно.

Грязь вы

с себя соскребаете, бреясь и моясь.

Так я

к тебе возвращаюсь, —

разве,

к тебе идя,

не иду домой я?!

Земных принимает земное лоно.

К конечной мы возвращаемся цели.

Так я

к тебе

тянусь неуклонно,

еле расстались,


развиделись еле.

 


Вывод

 

Не смоют любовь

ни ссоры,

ни вёрсты.

Продумана,

выверена,

проверена.

Подъемля торжественно стих строкопёрстый,

клянусь —

люблю

неизменно и верно!

 

Poème précédent en russe :

Alexandre Sergueïevitch Pouchkine / Александр Сергеевич Пушкин : A Tchaadaïev / Чаадаеву ( 03/03/2022)

Poème suivant en russe :

Anna Akhmatova : / Анна Ахматова : Jardin d’été / Летний сад (04/07/2022)

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