Vladimir Vladimirovitch Maïakovski / Владимир Владимирович Маяковский (1893 – 1930) : A Serge Essénine (1)
A Serge Essénine
« Quoi, mourir n’est pas un vrai problème.
Vivre – hélas – n’est pas nouveau, aussi »...
S. Essénine.
Vous êtes passé dans l’autre monde,
comme on dit.
Dans le vide...
Vous piquez vers les étoiles.
Plus question de brasseries,
d’avance ou de crédit.
C’est fini,
lucidité totale.
Non, Essénine,
ne croyez pas que je plaisante,
Dans ma gorge
le chagrin
est comme un sac.
Je vous vois
de votre main sanglante
Balancer vos os comme un hamac.
Arrêtez,
assez
votre raison chancelle ?
Vous laisser gagner par ce funèbre gel ?
Vous
qui nous en aviez fait voir
de telles
Qu’aucun autre
au monde
n’eût songé.
Pourquoi,
qu’avez-vous ?
Quelle mouche vous pique ?
Quelle raison vous a poussé,
ou quel hasard ?
Ah, j’entends déjà murmurer les critiques :
« Peu d’esprit de classe et beaucoup de pinard.
Un peu plus d’action, un peu moins de bohême,
La classe ouvrière eût agi sur vous. »
Or nous savons bien
que cette classe elle-même
Ne dédaigne pas,
parfois,
de boire un coup
« Il fallait auprès de vous quelqu’un pour la ligne
Cela vous eût, sûrement, donné plus d’entrain. »
Vous eussiez pondu
par jour
plus de cent lignes
Fatigantes
et ennuyeuses
comme certains...
Pour ma part,
je crois
que dans un pareil cas
bien plus vite
encore
vous vous seriez enfui.
Il vaut mieux mourir d’un abus de vodka
Que d’ennui...
Vos raisons
secrètes
gardent leur mystère.
Ni la corde,
ni votre canif
ne parleront.
Qui sait,
s’il y avait de encre
à l’hôtel d’Angleterre
Pour vous ouvrir les veines
vous n’auriez pas de raison ?
Et voilà
que tout un peloton
vous imite.
Pourquoi cette épidémie de suicidés ?
Est-ce
à cause de l’encre qu’on limite ?
On augmentera la production,
c’est décidé !
Votre langue,
derrière les dents,
reste à jamais
muette...
Il est dur
et malvenu
de prêcher pour du vent !
Le peuple créateur,
le peuple poète
A perdu son apprenti
chahuteur
impénitent.
Et voilà le lot des odes funéraires,
Modifiées à peine
d’un enterrement
récent ;
Tas de rimes
plates
comme un tas de pierres.
Pour un poète,
on pouvait trouver
d’autres accents.
Votre monument n’est pas encore sculpté.
Où est-il
ce bruit de bronze
et ce bloc de granit ?
Et déjà
aux grilles de la mémoire
on a porte
La banalité
des « dédicaces » et « souvenirs ».
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J’ai envie de me dresser,
faire un scandale !
Interdire
qu’on émascule ainsi
des vers !
Les éclabousser
d’un sifflet à trois pales,
Et les envoyer
baver
ailleurs !
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Ce n’est pas l’ordure qui diminue en nombre.
Il y a fort à faire,
faudrait avoir le temps.
Il nous faut
d’abord
changer la vie
de fond en comble ;
Cela fait,
on pourra trouver
des chants.
Cette époque pour la plume est difficile.
Mais,
dites-moi,
infirmes et culs-de-jatte :
Si
jamais
quelqu’un de grand
était habile
A chercher
chemins battus
et routes plates ?
O paroles,
chef
des forces humaines,
En avant !
que les jours filent
comme des boulets.
Et que
seules en arrière
le vent ramène
Nos crinières échevelées.
En bonheur
notre planète
n’est pas très fertile.
Il faut
arracher
la joie
chaque jour
à la mort.
Déserter
la vie
n’est pas très difficile
Commander
la vie
demande plus d’effort.
1926
Traduit du russe par Gabriel Arout
In, « Quatre poètes de la révolution »
Les Editions de Minuit, 1967