Lorand Gaspar (1925 – 2019) : Genèse
Lorand Gaspar à New York, 1978. © Jacqueline Gaspar
Genèse
1
A l’eau sombre qui là-bas recueille
le vert ferment d’une aube sur terre –
à l’eau qui va riant dans les pierres
dissiper la ferveur des images –
à la goutte d’eau claire dans mon œil
mémoire d’une aveugle fraîcheur
quand l’âme vérifie le désert –
A ce qui me dit indivis et fluide
chant levé dans l’essor du chant
essaim de lueurs que rien n’interrompt
mots et gestes brefs tissés dans l’ouvert –
Sur la rive rêche et endolorie
fruits tombés que décompose la mer
lambeaux de brume, pansements jetés.
2
Clairière d’esprit dans le corps du matin
brûlé distraitement par les feux de midi –
ainsi la chapelle chaulée frais des îles
et la craie fluide d’un dieu qui dessine
la route incalculable d’un goéland
tout le blanc entre les mots que gardait ta voix
et les fruits, ô les fruits que tant de déserts,
de nudité promettaient au marcheur
comme ils se replient doucement dans l’ombre !
comme leurs pigments étincellent dans la gorge !
3
L’ampleur des pistes aux marches de l’espace
distances et promesses ont tenu dans un dé
d’une soif de parler les miettes tendrement
mêlées à l’herbe rare en Judée au printemps –
Pourtant ce regard –
Le petit jour dénudé de ses feuilles
l’être-ici cinglant des choses touchées
cailloux de la voix dans l’eau d’une source –
4
Hésiter, trembler, frêles images du temps.
Le dur noyau de peser, de pourrir
et ce bruit de source sans origine
d’un coup d’aile déplié dans l’esprit du vent !
la hâte qu’avions d’entendre dans nos voix
la muette origine de parole –
nous reste à présent l’humble labeur d’épeler
ce qui de plus simple s’échange dans nos vies –
5
Que d’effervescence dans les broussailles !
Comme la poussée des sèves est simple
qui dans les boucles emmêlées délivre
le tracé des doigts d’une mélodie –
Et c’est déjà la porosité du soir
au flanc dénudé des pierres à genoux
dans l’odeur qui traîna longtemps
sur une herbe sèche, les cailloux
paroles d’un jour près du jasmin,
des mots vieux, oubliés, frileux
qui neigent doucement sur le monde,
dans le jaillir sans nom de l’étendue
la force tranquille d’être là des choses
la respiration d’à peine une couleur
quand tu avances dans la poussière
de tant de visages innominés.
6
Ici, quelqu’un, des jours, des années,
écouta le bruissement de ses doigts
mêlés à la paille d’un mur de torchis –
quelqu’un d’assis gluant encore dans sa nuit,
dans la pourpre de l’Archange à la table d’Abraham –
un matin d’hiver dans sa robe plissée
la pudeur alluma ses lampes dans les pores –
un flocon d’évidence est percé à blanc
dans le visage qui voit tout à coup –
7
Quelqu’un avance dans la poudre d’icônes
dans la farine jaunie des baisers du monde
et ses jambes sont ivres d’un vin lucide
que sa fatigue a tiré des ronces et des craies.
Un couteau a brillé au jardin de nageoires –
âme sans écailles jetée sur les pierres
son odeur d’herbes fraîchement coupées –
mais encore et encore le ressac broie
le duvet des ailes dans les cailloux
nous parle à bout de souffle du malheur
et la voix à jamais étonnée perfuse
l’épaisseur de sa trame décousue.
8
Ce qui se tait d’un silence infini
dans l’ajustement un jour des syllabes –
la barque au large écoute ses racines
où bat le sang d’une nuit sans visage
puis une fois encore c’est matin
le frôlement d’une aile sur les eaux –
9
Comme un jardin plein de tâtonnements.
De fruit en fruit, de soleil en soleil
la marche enflait. Où se brisait la vague
le dessin mis à nu enseignait le désir
d’aller à la sève des corps et des pensées.
Franchir océans et déserts
comme si le silence d’être ici savait
se savait porteur bref de clarté indivise –
10
tant de rumeur de ton corps que tu n’as su dire
tant de pensées qui furent sans mots
lueurs d’abîme et cet autre silence
dans la rugueuse lumière au matin
et quand tombe le soir, cet autre jour des fonds
qui fermente aux flanc nus des montagnes désertes
parle-nous clarté vêtue de mille images,
ombres profondes, clavier de nos âmes,
que ta voix brille au cœur même du néant,
que l’écho sans fond tourne nos visages
lavés de la peur vers plus d’acquiescement –
Patmos et autres poèmes
Gallimard éditeur, 2001
Du même auteur :
La maison près de la mer, II (29/03/2016)
Patmos (29/03/2017)
Nuits (29/03/2018)
La maison près de la mer, I (29/03/2019)
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Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd 07/09/2023)
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