Eugène Guillevic (1907 – 1997) : Carnac (I)
Carnac
Mer au bord du néant,
Qui se mêle au néant,
Pour mieux savoir le ciel,
Les plages, les rochers,
Pour mieux les recevoir.
*
Femme vêtue de peau
Qui façonnes nos mains,
Sans la mer dans tes yeux,
Sans ce goût de la mer que nous prenons en toi,
Tu n’excèderais pas
Le volume des chambres.
*
La mer comme un néant
Qui se voudrait la mer,
Qui voudrait se donner
Des attributs terrestres
Et la force qu’elle a
Par référence au vent.
*
J’ai joué sur la pierre
De mes regards et de mes doigts
Et mêlées à la mer,
S’en allant sur la mer,
Revenant par la mer,
J’ai cru à des réponses de la pierre
*
Ils ne sont pas tous dans la mer,
Au bord de la mer,
Les rochers.
Mais ceux qui sont au loin,
Egarés dans les terres,
Ont un ennui plus bas,
Presque au bord de l’aveu.
*
Ne te fie pas au goémon : la mer
Y a cherché refuge contre soi,
Consistance et figure.
Pourrait s’y dérouler
Ce qu’enroula la mer
*
Ne jouerons-nous jamais
Ne serait-ce qu’une heure,
Rien que quelques minutes,
Océan solennel,
Sans que tu aies cet air
de t’occuper ailleurs ?
*
Je veux te préférer,
Incernable océan,
Les bassins que tu fais
Jusqu’aux marais salants.
Là je t’ai vu dormir
Avec d’autres remords.
*
D’abord presque pareille
A celle du grand large,
De bassin en bassin
Ton eau devient épaisse
Et finit par nourrir
Des espèces de vert
Comme font nos fontaines.
*
Là ça grouille dans toi,
Mais au moins je le vois.
*
Depuis ton ouverture
Sur les rochers de Por en Dro
Vers le grand large et l’horizon,
Je t’ai prise à rebours
Jusqu’aux marais salants
Où je ne savais pas si je devais pleurer
De n’avoir plus de toi que ces tas de sel blanc.
*
Avant que tu sois là,
Collant à la saline,
Je t’ai vue bien souvent,
Cernée dans les bassins
Rendre au soleil couchant
L’hommage des eaux calmes.
*
Mais tu sais trop qu’on te préfère,
Que ceux qui t’ont quittée
Te trouvent dans les blés,
Te recherchent dans l’herbe,
T’écoutent dans la pierre,
Insaisissable.
*
Tu regardes la mer
Et lui cherches des yeux.
Tu regardes des yeux
Et tu y vois la mer.
*
A Carnac, derrière la mer,
La mort nous touche et se respire
Jusque dans les figuiers.
Ils sont dans l’air
Les ossements.
Le cimetière et les dolmens
Sont apaisants.
*
Mer sans vieillesse,
Sans plaie à refermer,
Sans ventre apparemment.
*
Eglise de Carnac
Qui est comme un rocher
Que l’on aurait creusé
Er meublé de façon
A n’y avoir plus peur.
*
Il y avait de pauvres maisons
Et de pauvres gens.
Le temps
Pouvait n’être pas
Celui des vivants.
*
Les gens y étaient comme des menhirs,
Ils étaient là depuis longtemps.
Ils n’allaient pas regarder la mer,
Ils écoutaient.
*
De la mer aux menhirs,
Des menhirs à la mer,
La même route avec deux vents contraires
Et celui de la mer
Plein du meurtre de l’autre.
*
Derrière les menhirs
Encore un autre vent
Sur des bois et des champs.
La terre et moins de sable,
C’est vert et c’est épais.
C’est de ce pays-là
Peut-être que la mer
Etait un œil ouvert.
Ca se ressemble peu
Tout un corps et son œil.
*
Tu es pour quelque chose
Dans la notion de Dieu,
Eau qui n’est plus de l’eau,
Puissance dépourvue de mains et d’instruments,
Pesanteur sans emploi
Pour qui le temps n’est pas.
*
Souvent pour t’occuper
Tu viens nous appeler
Vers la paix dans ton creux.
*
A ruminer tes fonds
Tu les surveilles mal,
Ou peut-être tu pousses
Ces monstres qui pénètrent
Dans le lieu de nos cauchemars.
*
Soyons justes : sans toi
Que nous serait l’espace
Et que seraient les rocs ?
*
Ta peur de n’être pas
Te fait copier les bêtes
Et la peur de rater
Les mouvements des bêtes,
Leurs alarmes, leurs cris,
Te les fait agrandir.
Quelquefois tu mugis
Comme aucune autre d’entre elles
*
Entre le bourg et la plage,
Il y avait sur la droite une fontaine
Qui n’en finissait pas
De remonter le temps.
*
La fille qui viendrait
Serait la mer aussi,
La mer parmi la terre.
Le jour sera bonté,
L’espace et nous complices.
Nous apprendrions
A ne pas toujours partir.
*
Nous aurions la puissance
Et celle de n’en pas user.
Nous serions pleins
De notre avoir.
*
Présence alors jamais trop lourde
De vous autour de nous
A composer le monde,
Puisque le temps se tient
Aux dimensions de notre avoir.
*
Elle avait un visage
Comme sont les visages
Ouverts et refermés
Sur le calme du monde.
Dans ses yeux j’assistais
Aux profondeurs de l’océan, à ses efforts
Vers la lumière supportable.
Ella avait un sourire égal au goéland.
Il m’englobait.
*
En elle s’affrontaient les rêves
Des pierres des murets,
Des herbes coléreuses,
Des reflets sur la mer,
Des troupeaux dans la lande.
Ils faisaient autour d’elle un tremblement
Comme le lichen
Sur les dolmens et les menhirs.
Elle vivait dessous,
M’appelait, s’appuyait
Sur ce que l’un à l’autre nous donnions.
Nos jours étaient fatals et gais.
*
Ce qui fait que la morte est morte
Et moi vivant,
Ce qui fait que la morte
Se tient plus loin qu’auparavant,
Océan, tu te poses
Des questions de ce genre.
*
Quand je ne pensais pas à toi,
Quand je te regardais sans vouloir te chercher,
Quand j’étais sur tes bords
Ou quand j’étais dans toi,
Sans plus me souvenir de ta totalité,
J’étais bien,
Quelquefois.
*
Bleu des jacinthes,
Bleu des profondeurs,
Il vient d’un feu faiseur de rouge
Qui tourne au violet puis au bleu.
Il est dans la terre,
Il nous cherche.
La mer
Peut l’ignorer.
*
Nous n’avons pas de rivage, en vérité,
Ni toi ni moi.
*
Ecoute ce que fait
La poudre en explosant.
Ecoute ce que fait
Le fragile violon.
*
Pas besoin de rire aussi fort,
De te moquer si fort
De moi contre le roc.
De toi je parle à peine,
Je parle autour de toi,
Pour t’épouser quand même
En traversant les mots.
*
Je sais qu’il y a d’autres mers,
Mer du pêcheur,
Mer des navigateurs,
Mer des marins de guerre,
Mer de ceux qui veulent y mourir.
Je ne suis pas un dictionnaire,
Je parle de nous deux
Et quand je dis la mer,
C’est toujours à Carnac.
*
Nulle part comme à Carnac,
Le ciel n’est à la terre,
Ne fait monde avec elle
Pour former comme un lieu
Plutôt lointain de tout
Qui s’avance au-dessous du temps.
*
Le vent vient de plus bas,
Des dessous du pays.
Le vent est la pensée
Du pays qui se pense
A longueur de sa verticale.
Il vient le vérifier, l’éprouver, l’exhorter,
A tenir comme il fait
Contre un néant diffus
Tapi dans l’océan
Qui demande à venir.
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Carnac
Editions Gallimard, 1961
Du même auteur :
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