Bernard Noël (1930 - 2021) : Extraits du corps.1
Extraits du corps
à Robert Maguire
1
.................................. les mots crèvent au ras de ma
peau. Le regard est fixe. Le buste est un assemblage
d’éléments mobiles et d’éléments immobiles. Les
gestes se poursuivent à l’intérieur de la poitrine,
comme les cercles sur l’eau. Et le cou se prolonge
loin dans le corps. C’est depuis l’estomac qu’a poussé
l’arbre qui empale ma gorge. Il monte jusque dans mes
narines. Un court-circuit coupe le courant des nerfs
dans ma nuque. Ma tête se penche vers un lac d’argent
lisse, qui tout à coup s’éparpille dans l’espace comme
un bac de mercure. On me trépane pendant que mes
jambes s’allongent, s’allongent, perçant des nuages.
D’un côté, il fait mal ; de l’autre, il fait nuit. Entre
les deux, une hélice tourne dans le ventre , et l’air reflue
vers ma bouche............ J’ai la gorge pleine de plumes.
Je crache des cellules...................................................
La terre s’affaisse dans mon corps. Je suis la terre et
l’affaissement de la terre. L’œsophage est le centre
immobile de ce glissement. Il n’y a plus ni squelette
ni nerfs. Je vois sans voir. La souffrance gîte dans les
lézardes qui traversent ce lent éboulement, mais elle
ne fait pas mal
Le péritoine se crevasse. Je me peuple de trous d’air.
Chaque effort de l’œil crispe comiquement ma gorge.
Un autre émerge dans mon ventre sans être venu de
l’extérieur.
Neige molle. Tendre neige. Neige encore. Et la peau
floconne à travers la chair avec douce lenteur. Et la
chair floconne à travers les côtes. Et
plus loin, les vertèbres dressent dans le centre du corps
un besoin de verticalité. Des
ancêtres passent. Certes, c’est le temps qui me fait
l’amour, et je le digère à l’infini. Où est
dehors ? Où
est maintenant ?
L’os blanchit, et le visage s’affaisse sur le crâne troué.
Des nerfs vibrent sur des arêtes d’os. Paupières closes,
l’œil branle son regard tout au long de la moelle, tandis
que des élastiques cinglent le foie et l’estomac. Les
dents veulent lyncher la langue. Le cerveau veut démé-
nager, car il est las du pâté de cœur. Un boyau ahane
un tremblement. Quel orage terrible se prépare parmi
des organes extérieurs ? L’espace est noir. Les os suent
un regard qui les décharne. Les yeux cherchent leurs
orbites. Plus tard, la poitrine se rebâtit autour d’un
courant d’air. Rire encore, mais sans rire. Et le poids
des jambes agrippées à l’une l’autre, et le sang qui
remonte en re-faisant le corps.
Quelquefois, la chair du thorax s’évapore. Je voudrais
croire qu’elle a glissé dans le ventre, mais les mains
refusent d’aller voir. Ou plutôt, je passe mon temps à
chercher mes mains avec le sentiment d’une urgence
douloureuse, comme si quelqu’un allait profiter que
me voici à découvert. Plus tard, avec une lenteur horrible,
la plèvre sécrète une bouillie calcaire, qui va boucher
les interstices entre les côtes. La colonne vertébrale,
alors, se détache le long de l’édifice comme une
cheminée. Et c’est mon dos que je vois : masse
blanchâtre où se désagrègent des cristaux de salpêtre.
J’essaie d’en rire, mais rien ne vient de l’intérieur. La
coquille s’est vidée.
Il y a des perceptions à nerfs, à squelette et à chair.
J’avance de l’une à l’autre, comme à travers les bandes
d’un spectre. Il arrive aussi qu’une perception s’immo-
bilise tout au long du corps, à partir des yeux. Elle est
alors ce chemin de corpuscules que traversent mes os,
ma chair, que rayent mes nerfs. Plus souvent, elle est
comme une fibre tendue dans la fibre d’un nerf. Cela
se produit surtout dans la moelle épinière, où débute
d’ailleurs tout ce qui a trait au ventre. La part la plus
inaccessible de moi demeure la poitrine. La texture des
poumons, il y a même, entre l’aisselle droite et le foie,
un espace qui ressemble à un désert. C’est une sorte
de trou convexe par rapport au reste du corps. Quelque
chose comme le siège du froid installé à proximité de
la chaleur vive des organes.
Une mentonnière de douleur Paralysie partout. Le nez
bruisse. Lourdeur soudaine des testicules sous le sexe.
Remous. Circonvolutions. Vide. Vide. La voûte des
épaules éclaire l’érosion interne. Tout coule en moi
comme à travers le col d’un sablier. Aucun geste n’est
pensable : ils iraient se geler sur la peau ou multiplier
le sable de la chute. Vide. Vide. Loess de chair. Mais
les traces ? Où sont les traces ? Tout l’inconnu ne peut
pas baver continuellement en moi sans laisser une trace.
Et puisque tout le problème, maintenant, est de me baver
moi-même en moi jusqu’à condensation de la stalactite
interne autant suivre cette trace. De qui ? De quoi ?
Qu’est-ce que moi et l’autre et l’autre ? La peau, certes,
et les organes amarrés, les nerfs, les os. L’organisation.
Le poids du soleil retient la terre dont le poids retient La
bouche ne veut pas se retrousser jusqu’à l’anus. L’œil
ne veut pas se glisser dans le sexe, alors chacun tente
l’impossible pour jouir indépendamment et ne pas
regarder le vide. A l’intérieur, la chute continue
Cette blancheur qui, parfois, fuse de ma moelle est une
arme semblable au rire. Elle gèle ce qui pourrait
m’attendrir. Pas de sentiment. Rien que les pulsations
rapides de la transparence où, par à-coups, saigne le
cœur. Le volume, débarrassé de muscles, est pur. Les
os s’alignent sur mes flancs comme des signaux de
silice. Les articulations ont été calées, colmatées. Je
suis droit. Là-haut, ma langue bat au vent.
Ma bouche est cette concavité paisible, environnée de
voies complexes. A volonté étanche, elle est en soi le
seul espace creux par lequel l’étranger peut venir
m’habiter et me traverser. Elle est la porte d’une par-
tie du corps. Le nez, par contre, ouvre et ferme un cycle
de chemins. Il me manquait d’avoir dissocié ce qui, en
moi, dépend de la bouche et ce qui dépend du nez.
J’avais oublié que tout, pourtant, avait commencé là :
par la perception dédoublée d’un courant d’air.
L’équilibre se rompt quelque part dans le trajet des
nerfs. Le désordre gagne si vite, que je ne peux déjà
plus savoir où il a commencé. Une bulle monte. Il y
a un court-circuit à la pointe du cœur, puis le vide se
gonfle – un vide où pend mon estomac douloureux. La
partie inférieure de mon estomac. L’autre est venue se
plaquer sous mes épaules. On dirait qu’une pyramide
blanche s’est renversée sur mon ventre pour l’empaler.
La gorge durcit. Elle s’énerve à hauteur de la luette, et
il y a dans tout le corps un grand reflux. Une sorte de
panique, qui accumule sous les épaules une espèce
d’étouffement. Par réaction, peut-être, la moelle épi-
nière redevient un rayon lumineux, qui fascine mon oeil.
Le coccyx est atteint avec l’habituelle déperdition
du regard dans le ventre, mais les vertèbres, tout à
coup, ne me fournissent plus ce canal parfaitement
rond, où la perception voyageait instantanément. Je
ne localise que des périphéries, des arêtes, des
rebords toujours un affaissement interne,
une sorte de cratère millénaire et
partout une chute sans fin, une chute autour de
laquelle vivent ou survivent les organes, mis en sac par
la peau Rien qu’un reste,
à partir duquel le corps peut toujours recommencer, où
se détruire Mais
j’ai peur. Je fume de l’habitude. Je repeins ma peau. Je
mets les femmes dans mon œil. Femme
continuelle ou femme nouvelle, l’une pour anesthé-
sier la sensation de la chute, l’autre pour provoquer
cette expiration, qui est la remontée du vide dans la
gorge et l’espérance du crachat du crachat
libérateur Pourtant, il ne s’agit
pas d’expulser le vide, mais de le traverser dans le corps.
Au commencement, l’œil visita la moelle, et je naquis.
Un sexe émergea à l’opposé de l’œil pour regarder le
temps, et lentement, la moelle fila une pelote de nerfs
autour de laquelle les heures vinrent s’égoutter. Ce fut
le ventre. L’eau eut alors soif de se saisir, et elle
condensa la peau. Le mou engendra son contraire, et
l’os parut. Il y eut un dedans et il y eut un dehors, mais
le dedans contenait son propre dehors qui disait moi
pendant qu’il disait je. L’œil les mit au noir et se tourna
vers le dehors dehors. J’eus un visage, un volume, un
corps. Je fus un plein, qui allait toujours de l’avant.
Mais voici que mon œil s’est inverti. Maintenant, je
vois derrière, maintenant je suis creux, et mon corps est
à recommencer.
1956
Extraits du Corps
Editions Gallimard (Poésie), 2006
Du même auteur :
« Et maintenant que faire avec le rien… » (26/01/2014)
A vif enfin la nuit (26/01/2015)
Laile sous lécrit (27/01/2016)
« assiégé de quel rire… » (27/01/2017)
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