Louise Glück (1943 - 2023) : Parabole / Parable
Parabole
D’abord nous dépouillant des biens de ce monde, comme Saint François
l’enseigne,
afin que nos âmes ne soient pas distraites
par le gain et la perte, et afin aussi
que nos corps soient libres de se mouvoir
aisément dans les cols de montagne, il nous fallut alors décider
où et vers où nous pourrions voyager, la deuxième question étant
si nous devions avoir un but, ce contre quoi
beaucoup d’entre nous plaidèrent fermement qu’un tel but
équivalait aux biens de ce monde, c’est- à dire à une limitation où une
restriction,
tandis que d’autres disaient que par ce mot nous avions été consacrés
pèlerins plutôt que vagabonds : dans nos esprits, le mot se traduisait par
un rêve, un quelque chose-recherché, de sorte qu’en nous concentrant nous
pouvions le voir
qui étincelait parmi les pierres et ne pas
passer sans le remarquer; chaque
nouvelle question était débattue aussi profondément, les arguments allant dans
un sens et dans l’autre,
de sorte que nous devenions, d’après certains, moins souples et plus résignés,
comme des soldats dans une guerre inutile. Et la neige tomba sur nous, et le
vent souffla,
qui après un certain temps se calmèrent – là où il y avait eu de la neige, de
nombreuses fleurs apparurent,
et là où les étoiles avaient brillé, le soleil se leva par-dessus la cime des arbres,
de sorte que nous avions des ombres à nouveau ; cela arriva de nombreuses
fois.
Il y eut aussi de la pluie, et aussi parfois des inondations, et aussi des
avalanches, dans lesquelles
quelques-uns d’entre nous disparurent, et de temps en temps nous avions l’air
d’être parvenus à un accord, nos cantines
hissées sur nos épaules ; mais ce moment passait toujours, et
(après de nombreuses années) nous en étions encore à cette première étape,
encore
à nous préparer à prendre le départ, mais nous étions néanmoins changés ;
nous pouvions voir cela les uns à propos des autres ; nous avions changé
alors que
nous n’avions pas bougé, et l’un d’entre nous dit, ah, regardez comme nous
avons vieilli en voyageant
du jour à la nuit seulement, en n’avançant ni vers l’avant ni sur le côté, et cela
sembla
d’une étrange manière miraculeux. Et ceux qui croyaient que nous devions
avoir un but
crurent que c’était là le but, et ceux qui pensaient que nous devions rester libres
afin de rencontrer la vérité pensèrent qu’elle avait été révélée.
Traduit de l’anglais par Rober Benini
in, Louise Glück : « Nuit de foi et de vertu. Edition bilingue »
Editions Gallimard, 2021
De la même autrice :
Le passé / The past (06/12/2022)
L’iris sauvage / The Wild Iris (06/12/2023)
Minuit / Midnight (06/12/2024)
Parable
First divesting ourselves of worldly goods, as St. Francis teaches,
in order that our souls not be distracted
by gain and loss, and in order also
that our bodies be free to move
easily at the mountain passes, we had then to discuss
whither or where we might travel, with the second question being
should we have a purpose, against which
many of us argued fiercely that such purpose
corresponded to worldly goods, meaning a limitation or constriction,
whereas others said it was by this word we were consecrated
pilgrims rather than wanderers: in our minds, the word translated as
a dream, a something-sought, so that by concentrating we might see it
glimmering among the stones, and not
pass blindly by; each
further issue we debated equally fully, the arguments going back and forth,
so that we grew, some said, less flexible and more resigned,
like soldiers in a useless war. And snow fell upon us, and wind blew,
which in time abated — where the snow had been, many flowers appeared,
and where the stars had shone, the sun rose over the tree line
so that we had shadows again; many times this happened.
Also rain, also flooding sometimes, also avalanches, in which
some of us were lost, and periodically we would seem
to have achieved an agreement; our canteens
hoisted upon our shoulders, but always that moment passed, so
(after many years) we were still at that first stage, still
preparing to begin a journey, but we were changed nevertheless;
we could see this in one another; we had changed although
we never moved, and one said, ah, behold how we have aged, traveling
from day to night only, neither forward nor sideward, and this seemed
in a strange way miraculous. And those who believed we should have a
purpose
believed this was the purpose, and those who felt we must remain free
in order to encounter truth, felt it had been revealed.
Faithful and virtuous night
Farrar, Straus, Giroux, New-York, 2014
Poème précédent en anglais :
David Gascoyne : Amor Fati (03/11/2021)
Poème suivant en anglais :
Dylan Thomas : Amour dans l’asile / Love in the asylum (30/12/2021)