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Le bar à poèmes
6 décembre 2024

Louise Glück (1943 - 2023) : Minuit / Midnight

Louise Glück dans le Vermont en 1975. 

 

Minuit

 

Enfin la nuit m’enveloppait ;

Je flottais dessus, peut-être dedans,

ou elle me portait comme une rivière porte

un bateau, et en même temps

elle tourbillonnait au-dessus de moi,

parsemée d’étoiles mais néanmoins obscure.

 

C’était pour des moments comme celui-là que je vivais.

Je sentais que j’étais mystérieusement soulevée au-dessus du monde

de telle sorte que l’action était enfin impossible

ce qui rendait la pensée non seulement possible mais sans limites.

 

Cela n’avait pas de fin. Je sentais que je n’avais pas

besoin de faire quoi que ce soit. Tout

serait fait pour moi, ou me serait fait,

et si ce n’était pas fait, c’est que ce n’était pas

 essentiel.

 

J’étais sur mon balcon.

Dans ma main droite je tenais un verre de whisky

dans lequel deux glaçons fondaient.

 

Le silence était entré en moi.

Il était comme la nuit, et mes souvenirs – ils étaient comme des étoiles

en ceci qu’ils étaient fixes, même si, bien sûr,

si l’on pouvait voir à la façon des astronomes

on verrait que ce sont des feux qui ne s’éteignent jamais, comme les feux de

     l’enfer.

Je posais mon verre sur la rambarde de fer.

 

En contrebas, la rivière scintillait. Comme je l’ai dit,

tout étincelait – les étoiles, les lumières du pont, les grands

immeubles illuminés qui paraissaient s’arrêter à la rivière

puis recommencer, le travail de l’homme

interrompu par la nature. De temps en temps je voyais

les bateaux de plaisance du soir ; comme la nuit était chaude,

ils étaient encore pleins.

 

C’était la grande excursion de mon enfance.

Le court voyage en train parachevé par un thé de gala au bord de la rivière,

puis ce que ma tante appelait notre promenade,

puis le bateau lui-même qui allait dans un sens et dans l’autre sur l’eau sombre –

 

Les pièces passaient de la main de ma tente à la main du capitaine.

On me tendait mon ticket, chaque fois un nouveau numéro.

Puis le bateau entrait dans le courant.

 

Je tenais la main de mon frère.

Nous regardions les monuments se succéder les uns aux autres

toujours dans le même ordre

de sorte que nous entrions dans le futur

tout en éprouvant de perpétuelles récurrences.

 

Le bateau remontait la rivière et puis la redescendait.

Il se déplaçait dans le temps et ensuite

dans une inversion du temps, même si nous nous dirigions

toujours vers l’avant, la proue creusant continuellement

un chemin dans l’eau.

 

C’était comme une cérémonie religieuse

pendant laquelle l’assemblée se tenait

dans l’attente, dans la contemplation,

et c’était là tout l’enjeu, la contemplation.

 

La ville dérivait à côté de nous,

une moitié à notre droite, une moitié à notre gauche.

 

Regarde comme la ville est belle,

nous disait ma tante. A cause

des lumières allumées, je suppose. Ou peut-être parce que

quelqu’un l’avait dit dans une plaquette imprimée.

 

Après cela nous prenions le dernier train.

Je dormais souvent, même mon frère dormait.

Nous étions des enfants de la campagne, peu habitués à ces intensités.

Les garçons, vous êtes dépensés, disait ma tante,

comme si notre enfance entière était comparable

à une qualité épuisée.

A l’extérieur du train, la chouette appelait.

 

Comme nous étions fatigués quand nous arrivions à la maison.

J’allais au lit avec mes chaussettes.

 

La nuit était très sombre.

La lune se levait.

Je voyais la main de ma tante serrer la rambarde.

 

Dans une grande excitation, applaudissant et acclamant,

les autres grimpaient sur le pont supérieur

pour regarder la terre disparaître dans l’océan –

 

 

Traduit de l’anglais par Rober Benini

in, Louise Glück : « Nuit de foi et de vertu. Edition bilingue »

Editions Gallimard, 2021

De la même autrice :

Parabole /Parable (06/12/2021)

Le passé / The past (06/12/2022)

L’iris sauvage / The Wild Iris (06/12/2023)

 

Midnight

 

At last the night surrounded me;

I floated upon it, perhaps in it,

or it carried me as a river carries

a boat, and at the same time

it swirled above me,

star-studded but dark nevertheless.

 

These were the moments I lived for.

I was, I felt, mysteriously lifted above the world

so that action was at last impossible

which made thought not only possible but limitless.

 

It had no end. I did not, I felt,

need to do anything. Everything

would be done for me, or done to me,

and if it was not done, it was not

essential.

 

I was on my balcony.

In my right hand I held a glass of Scotch

in which two ice cubes were melting.

 

Silence had entered me.

It was like the night, and my memories—they were like stars

in that they were fixed, though of course

if one could see as do the astronomers

one would see they are unending fires, like the fires of hell.

I set my glass on the iron railing.

 

Below, the river sparkled. As I said,

everything glittered—the stars, the bridge lights, the important

illumined buildings that seemed to stop at the river

then resume again, man’s work

interrupted by nature. From time to time I saw

the evening pleasure boats; because the night was warm,

they were still full.

 

This was the great excursion of my childhood.

The short train ride culminating in a gala tea by the river,

then what my aunt called our promenade,

then the boat itself that cruised back and forth over the dark water —

 

The coins in my aunt’s hand passed into the hand of the captain

I was handed my ticket, each time a fresh number.

Then the boat entered the current.

 

I held my brother’s hand.

We watched the monuments succeeding one another

always in the same order

so that we moved into the future

while experiencing perpetual recurrences.

 

The boat traveled up the river and then back again.

It moved through time and then

through a reversal of time, though our direction

was forward always, the prow continuously

breaking a path in the water.

 

It was like a religious ceremony

in which the congregation stood

awaiting, beholding,

and that was the entire point, the beholding.

 

The city drifted by,

half on the right side, half on the left.

 

See how beautiful the city is,

my aunt would say to us. Because

it was lit up, I expect. Or perhaps because

someone had said so in the printed booklet.

 

Afterward we took the last train.

I often slept, even my brother slept.

We were country children, unused to these intensities.

You boys are spent, my aunt said,

as though our whole childhood had about it

an exhausted quality.

Outside the train, the owl was calling.

 

How tired we were when we reached home.

I went to bed with my socks on.

 

The night was very dark.

The moon rose.

I saw my aunt’s hand gripping the railing.

In great excitement, clapping and cheering,

the others climbed onto the upper deck

to watch the land disappear into the ocean 

 

 

Faithful and virtuous night

Farrar, Straus, Giroux, New-York, 2014

Poème précédent en anglais :

Sylvia Plath : Coquelicots... / Poppies... (03/12/2024) 

Poème suivant en anglais :

Patrick Kavanagh : Sol rocailleux du pays Monaghan / Stony grey soil (12/12/2024)

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