Jacques Roubaud (1932 - 2024) : ∈ (1.3 – 1.4)
∈
(1.3 – 1.4)
1.3 Deuxième sonnet
1.3.1 o [GO 112]
Adieu plein des eaux dit le cœur on voit des roses pourrir
le plâtre une bâtisses sans serrure s’est posée là un va-et-vient
d’ours en peluche adieu dit le cœur la main sur le cœur fond
du bronze pour bien un battement
adieu répond le cumin de l’eau vert noir de l’eau brassée de
branches immergées imageant adieu par une ride du vent
adieu dit l’eau troublée c’est de l’anis c’est de l’eau adieu dit
l’eau en battant sur quelles rives ?
adieu pour quoi faire chaque image n’a-t-elle pas été adieu dès
la première qui fut ovale et dans le bleu battant de vols où
passait de l’eau adieu
adieu pourquoi il va sans dire ancien adieu ancien depuis que
le cœur bat que pourrissent les roses bouffonneries qu’on voit
dans le plâtre adieu qu’on voit s’ensabler l’eau
1.3.2 . [GO 114]
si l’on pouvait dire : c’est ici que l’eau a gelé ici a germé le
premier cristal la première fleur a changé de règne mais c’est
comme un ciel blanc tout à coup plein d’oiseaux blancs aussi
sortis tout armés de l’œil
nous ne serons jamais étiqueter le moment le mettre à sa belle
place entre le savon et la serviette le numéro d’ordre parmi les
pièces comptables manque pour retrouver la minute formelle
du gel
et pire si c’est gel du temps en nous : on ne sait rien y a-t-il
même eu avant les années gelées mouvements de la durée libre
et chaude
si l’on parvenait à voir : comment le soleil du gel comment la
sphère du gel s’arrondissait comment elle mangea son premier
jour comment elle vint mordre l’air à la surface
1.3.3 o [GO 130]
le temps entier rétréci tient dans le pétale d’une main le soleil
est un clou qui est (le soleil) l’axe où s’accélèrent flambent les
insectes dans le tournoiement en même temps la tige imper-
turbable serrée bleue du torrent saumon explose dans la déverse
du barrage de montagne
les arbres se sont élancés ils n’ont pas eu besoin de vérifier
l’air et certains se présentaient épées tenues par le pommeau
vert ( c’est toujours de la même manière que se disperse une
touffe d’oiseaux d’abord comme graines et le deuxième temps la
courbe inversée qui nie le poids dans la chute
cygnes cygnes juges blancs toujours à l’apogée la grande
affaire c’est le temps mais à cela vous ne connaissez rien qui
mâchez les jardins l’œil offusqué par d’ovoïdes messages noirs
adieu ils sont adieu les âges cerises ce sont les cercles de la
pierre qui rétrogradent vers leur centre dans la douve l’immobile
qui se prépare dans le fond au fond du très profondément vert
1.3.4 . [GO 118]
ici s’opposent les raisons du monde la parenthèse s’ouvre sur
la digression du printemps à quoi bon être fantôme si l’on n’a
pas été chair avant d’être racine entre les planches il faut avoir
eu notion du verte il faut avoir griffé de son ombre la plaine
à quoi bon les provences perdues à qui n’a pas reçu le gris exact
des oliviers à quoi bon dire je m’égare s’il n’y a pas quelque
part un chemin reconnaissable reconnu à quoi bon chanson
charrue chanvre tous les chuintements si l’on a vécu sourd au
flanc d’un cube de laiton
rien répondait la pierre sans bouger répondait la terre sur
l’os rien par grosses volutes rouges de rien il ne faut rien ne
sert de rien il faut un ailleurs tout est sombre tout est lande rien
ne doit dépasser le point nul
s’il fut du vert rien l’a aboli s’il fut chaleur rien a mâché la
glace rien répondait rien le départ est au dehors la menthe
aurore est oubliée la mer n’est plus que serpent de sel et des
éponges
1.3.5 o
un pion blanc
1.3.6 . [GO 134]
un éclat de tuile advenue douce un tesson arrondi par les
fourmis illimités de la mer une pierre laiteuse ternie par un
film de sel nous prenons plus vite notre propre forme ronde
sous le temps sous le monde cahoté caillouteux les abaques de
l’écume les chambardements des dunes
le sable vous approche la lumière vous approche l ’eau vous
caresse vous laisse on tend vers des formes moins rudes l’har-
monie dans les grains de temps (pieuvres glissent) (de petites)
chutes pluvieuses ) l’oxygène les plantes participent (on s’abrège
en bruissements) opaque fragment par fragment cosse ouverte
d’où roulent
on voulait se recouvrir doucement d’une paupière devenir
grumeau dans la pierre genou d’un tertre avec bouquetins et
cassis rien ne serait plus dent
rien sifflerait (rien cris rien zigzag rondes rondissantes sous
les constellations semoules (cantons d’épaisse laine toits toits
de rave ronde
1.3.7 o [GO 128]
partout m’enfermaient s partout sur les étages de la ville
.... nulle part nulle part avec derrière un visage
plante verte une main knowwhy (et j’entendais) knowwhy
respiré par les garde-ciels mâts que les vents les bougent
l’océan ne rêvait pas de revenir carte de sel et d’algues cigales
au bout de la rue des glaces chinchillas le navire Saint-Martin
restait ouvert en deux par ses misaines avec son chargement de
safran et les mouettes d’équipage
louches noires s’emplissaient les angles les courbes
les enfants vérifiaient le musée des oranges armés d’arcs en
branches de frêne ou analogues modèles verts
ils vivaient plus bas ne connaissant pas les s il fallait des yeux
veufs mille fois empoussiérés pour voir les vides s la ville
partout et
1.3.8 . [GO 108]
condamné sans entendre mes poignets usés de corde tournera
dix fois le jour le verrou vérificateur et le geôlier qui versera
le peu de pitance le brouet clair dans la gamelle ce sera
toi ma réplique dans tous mes futurs nuageux sans apparence
indécidé quoique certain innombrablement les désirs de la
mémoire me mêleront aux foisonnements du rêvé
car prisonnier j’aurai perdu tant d’attributs de l’homme la
marche la douleur la surprise la pensée sinon quand mimant
sur commande les gestes joués déjà
je referai pour toi quelqu’un des parcours qui m’occupent et
je n’aurai pas assez de ciel qu’il ne s’efface et tu n’auras pas
assez d’un mot qu’il ne soit de toi
1.3.9 o [GO 122]
j’ai vu mille morts et le seul mort c’est moi reins raidis sous une
échelle enneigée bouche violacée sur le tapis soudain rongé
d’une braise perdant mon corps perdant la boue et la chaleur
parfois vous m‘accrochez de votre gaffe dans l’eau
mort j’ai trempé dans tous les godets du temps bu ses bières
sous les tables troqué de sa jeunesse au bal de la feuille rouge de
l’étamine dans mes os de cidre je sens vieillir mes herbes
vieillir en poudre les pas plus rares sur ma tête
à quoi bon opposer au monde une morale inchangée une vie
malléable un courage réticent et ne lutter jamais que forcé dans
son cœur à quoi bon
j’ai été mort de tous temps j’en ai porté tous les masques
grimaçant s’il fallait tranquille s’il fallait sinon comment
aurais-je su mourir ?
1.3.10 .
blanc
1.3.11 o [GO 126]
le ciel joint a mouvement et les ans ont mouvement sur l’échi-
quier les tours déjà bougées ce que les yeux ne saisiront qu’avec
retard capables du guet continu des signes jamais
car la moins diamant des couleurs quand elle goutte comme
ivresse d’acide sur la craie c’est le bond des étoiles perçu avec
fol retard un coup d’aurore crié qui défoncera le noir
ainsi de l’âge avec plus là sans recours sans l’illusion de matins
qui s’aperçoivent sur la spirale ou deux saisons de même nom
que nous disons se ressembler
l’ombre qui va droit qui nous engouffre les yeux encore chauds
du soleil nous entrons dans l a zone du soir vécu sous nos
paupières persistent les vagues colorées
1.3.12 . [GO 132]
à la fin oublie l’enfance ses oreilles de chien les jeux de cinquante
deux images qui se répètent toute expérience n’est que miette
dans la mandibule énorme qui nous happe pourquoi marcher
à reculons retourne toi il n’ y a rien
devant sinon un pouce d’espace qui se fige à mesure que nous
l’abordons on dit l’avenir et certains voient une plaine d’autres
pas c’est une question peu soluble à laquelle nous savons donner
de belles réponses funambulesques : premiers pas dans le presque
sûr qui deviendra vite le sûrement ensuite je ne sais qui ne
deviendra pas moins certain
les heures nous avalent l’une après l’autre on ne s’attardera pas
dans les parages on attendra que l’écorce se grave d’elle-même
sur le canif qui saurait patienter autrement les lendemains
s’accrochent comme limailles
chacun est emporté parallèlement tu regardes tu regardes tant
que tu mourras de rire trottoirs allumettes pioches savons
planches monnaies se voilent s’oblitèrent s’effilochent s’em-
buent se délitent
1.3.13 o [GO 104]
le mieux serait de changer de lumière de vivre dans l’œil de deux
grains de sable qui s’écartent d’être un seul banc vert dans
plutôt le désert printemps central à toujours cinq heures du
matin
le mieux si du moins il peut exister un mieux pour l’approfon-
dissement du désert toujours le même (autruche rapetissée
jusqu’à être l’œuf du pigeon ou goutte d’eau étirée jusqu’à
l’infinitude du rail)
le mieux serait alors résolument immobile fixer la pierre quand
elle trempe l’acier de l’eau (une bouche va s’ouvrir et vibrer
jusqu’au désordre)
si l’on pouvait aliéné absolu durer prendre pied en un point
comme Loth pétrifié dans trois mémoires de sel blanc
1.3.14 .
blanc
1.3.15 o [GO 120]
ce sera comme si le flot devenait immobile avec ses lèvres
retroussées son air de cavernes sous les feuilles de figuier dressées
violettes les vagues l’écume pour la première fois occupant une
place précise immuable dans les airs et le bruit s’il existait pour
les bruits aussi quelque indicateur coloré
buvard ou ruban ou toile s’incurvait interrompu au rasoir à la
marque du temps zéro ce sera de plus en plus sombre une
lumière qui ne change plus image sans fin reproduite mais
trop rapidement pour la scansion grossière des sens
immobile ce sera peut-être oscillant un peu sur le pivot d’un
présent perpétué une plage kilométrique enfin sensible à nos
empreintes incapables derrière nous d’effacements balais chique-
naudes gommes
ne pouvant blanchir de soleil les crêtes d’un château de sable ce
sera la mort victorieusement le gel de tous les mouvements du
monde l’arrêt des heures qui se mêlent sauf les nôtres ce sera
la vendange et la possession
1.3.16 . [GO 106]
alors le temps se tient lointain et les yeux plus noirs passent du
jour à moins de jour en brillant plus noirs dans la spirale du
sombre qui s’ajoute sombre au départ d’une lumière de gouttes
noires
alors moi qui regarde je me sens de la fumée un peu de fumée
sur la face opaque du carreau une mince fumée entre les yeux
et le noir très bleu de la nuit nourrice du sombre
car je ne suis pas le temps lointain où s’assombrit l’air du soir les
yeux prenant un autre noir fait pour le sombre fait pour le bleu
un noir qui mue
et je ne suis pas non plus ce que les yeux dans le noir noirs
verront ni que verra si elle voit la nuit si je me tourne vers elle
comme elle aussi les yeux sombres
1.3.17 o [GO 110]
ce n’est pas vrai je mens tout est faux il n’y a rien en arrière
je ne suis pas du monde je ne suis pas non plus du monde que
j’étais je ne vis pas un mort me glace le vécu j’avance sous
absence je suis le
chapitre zéro du livre la basse oubliée dans la partition écono-
misant le vide enchaînant des raisons qui n’assurent rien je ne
suis même pas retranché je suis nul dépossédé du don d’échange
on a conclu pour moi dans le même temps où je posais mon
premier axiome blanc contre noir et la phrase roule où rien
ne signifie
quelque part je ne vois plus ou autrement peut-être autrement
qui rendra le vrai vrai le noir noir ouvrira les yeux sur autre
que la mort ?
1.3.18 .
noir
1.4 o [GO 124]
petit tamis pour pépites petit petit remous dans la grande eau
blanche petit menu foin menus celliers fontaine devant les
chutes petit cahier où se lira petit morceau de craie petite fable
petit marbre sous petit if taillé bas petite histoire pauvrement
malheur pas malin bouche cousue pauvreté confusion pierres
petite morale d’agneau bâté petits habitants de polenta de
panurgie petits ports d’anchois et d’ail petite porte des lionnes
à Mycènes
pentes de l’or et pentes du vin petits sous tassés petitement
légère mousse d’un autrement d’un ailleurs petit argent de la
jeunesse petit plomb de la fatigue
presque pas peu à peu à peine par hasard parcelle hôpital
corridor mots petits presque-mots paille plainte peureux
petits désastres petits petit monde
∈ ,
Editions Gallimard, 1967
Du même auteur :
« Lettre à Maria Gisborne » (05/12/2015)
∈ (1.0 – 1.2) (05/12/2016)
Un jour de juin (05/12/2017)
∈ (2.1 – 2.1.2) (05/12/19)
Tombeaux de Pétrarque (05/12/2020)
∈ (2.1.3 – 2.1.4) (05/12/2021)
Poème commençant : « l’Arbre le temps... (05/12/2022)