Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
5 décembre 2018

Jacques Roubaud (1932 - 2024) : ∈ (1.3 – 1.4)

260px_Jacques_Roubaud_Salon_du_Livre_2010__1__1_

 

(1.3 – 1.4)

 

 

1.3     Deuxième sonnet

 

1.3.1     o                                                                         [GO 112]

Adieu  plein  des  eaux  dit  le  cœur   on  voit  des  roses  pourrir

le plâtre   une bâtisses sans serrure s’est posée là    un va-et-vient

d’ours en peluche    adieu dit le cœur    la main sur le cœur   fond

du bronze pour bien un battement

 

adieu     répond le cumin de l’eau   vert noir de l’eau    brassée de

branches  immergées  imageant  adieu       par  une  ride  du  vent

adieu   dit l’eau troublée   c’est de l’anis   c’est de l’eau adieu  dit

l’eau en battant sur quelles rives ?

 

adieu  pour quoi faire   chaque image n’a-t-elle pas été adieu dès

la  première    qui  fut  ovale  et  dans le bleu battant  de  vols où

passait  de  l’eau  adieu

 

adieu   pourquoi il va sans dire   ancien adieu ancien   depuis que

le cœur bat      que pourrissent les roses bouffonneries qu’on voit

dans le plâtre adieu    qu’on voit s’ensabler l’eau

1.3.2    .                                                                        [GO 114]

si l’on pouvait dire :     c’est ici que l’eau a gelé      ici a germé le

premier cristal    la première fleur a changé de règne mais    c’est

comme  un ciel blanc   tout à coup plein d’oiseaux   blancs  aussi

sortis tout armés de l’œil

 

nous ne serons  jamais  étiqueter le moment   le mettre à sa belle

place entre le savon et la serviette    le numéro d’ordre parmi les

pièces comptables manque      pour retrouver la minute formelle

du gel

 

et  pire  si  c’est gel  du  temps  en nous :    on ne sait rien y a-t-il

même eu  avant les années gelées   mouvements de la durée libre

et chaude

 

si l’on parvenait à voir   :   comment le soleil du gel  comment la

sphère du gel s’arrondissait    comment elle mangea son premier

jour comment   elle vint mordre l’air  à la surface

 

1.3.3     o                                                                         [GO 130]

le temps entier rétréci tient dans le pétale d’une main      le soleil

est un clou qui est (le soleil)  l’axe où   s’accélèrent flambent les

insectes dans le tournoiement  en  même  temps    la tige imper-

turbable serrée bleue du torrent saumon explose dans la déverse

du barrage de montagne

 

les arbres  se  sont  élancés   ils  n’ont pas  eu  besoin  de vérifier

l’air   et  certains se présentaient     épées tenues par le pommeau

vert     (    c’est toujours de la même manière que se disperse une

touffe d’oiseaux d’abord comme graines et le deuxième temps la

courbe inversée qui nie le poids dans la chute

 

cygnes     cygnes     juges blancs toujours à l’apogée      la grande

affaire c’est le temps     mais à cela vous ne connaissez rien    qui

mâchez les jardins l’œil offusqué   par  d’ovoïdes messages noirs

 

   adieu    ils sont adieu les âges cerises    ce sont les cercles de la

pierre qui rétrogradent vers leur centre dans la douve  l’immobile

qui se prépare dans le fond      au fond du très profondément vert

 

1.3.4   .                                                                       [GO 118]

ici s’opposent  les  raisons  du  monde    la parenthèse s’ouvre sur

la digression du printemps       à quoi bon être fantôme si l’on n’a

pas été chair avant    d’être racine entre les planches   il faut avoir

eu notion du verte il faut  avoir griffé de son ombre la plaine

 

à quoi bon  les provences  perdues à qui n’a pas reçu le gris exact

des oliviers   à quoi bon dire   je m’égare   s’il n’y a pas   quelque

part   un  chemin  reconnaissable  reconnu   à  quoi  bon  chanson

charrue  chanvre  tous les chuintements   si l’on a vécu  sourd  au

flanc d’un cube de laiton

 

     rien     répondait la pierre sans bouger      répondait la terre sur

l’os rien    par grosses volutes rouges de rien    il ne faut rien   ne

sert de rien  il faut un ailleurs  tout est sombre tout est lande  rien

ne doit dépasser le point nul

 

s’il fut du vert     rien l’a aboli    s’il fut chaleur    rien a mâché la

glace   rien répondait    rien    le départ est  au dehors    la menthe

aurore est oubliée   la mer   n’est plus que serpent de sel  et   des

éponges

 

1.3.5     o     

 

 

 

                                           un pion blanc

1.3.6   .                                                                        [GO 134]

un  éclat  de  tuile  advenue  douce    un  tesson  arrondi  par  les

fourmis illimités de la mer        une pierre laiteuse ternie  par un

film de  sel     nous prenons plus vite  notre  propre forme  ronde

sous le temps    sous le monde cahoté caillouteux  les abaques de

l’écume les chambardements des  dunes

 

le sable vous approche      la lumière vous approche   l ’eau vous

caresse  vous laisse   on tend vers des formes moins rudes  l’har-

monie dans les grains de temps   (pieuvres glissent)  (de petites)

chutes pluvieuses ) l’oxygène les plantes participent  (on s’abrège

en bruissements)   opaque fragment par fragment cosse ouverte

d’où roulent

 

on  voulait  se recouvrir   doucement    d’une  paupière   devenir

grumeau  dans  la  pierre   genou  d’un tertre avec bouquetins  et

cassis    rien ne serait plus dent

 

rien  sifflerait    (rien cris rien zigzag  rondes  rondissantes   sous

les constellations semoules   (cantons d’épaisse laine   toits   toits

de rave ronde

 

1.3.7     o                                                                         [GO 128]

partout  m’enfermaient     s    partout   sur  les  étages  de  la ville

            ....  nulle part      nulle  part     avec derrière un     visage

plante verte une main    knowwhy (et j’entendais)    knowwhy

respiré par les garde-ciels      mâts     que les vents les bougent

 

l’océan ne rêvait pas de revenir     carte de sel et d’algues cigales

au bout de la rue des glaces chinchillas      le navire Saint-Martin

restait ouvert  en deux  par ses misaines  avec son chargement  de

safran et les mouettes d’équipage

 

louches noires s’emplissaient   les angles          les courbes

 

les enfants vérifiaient   le musée  des oranges   armés   d’arcs  en

branches de frêne ou analogues modèles verts

 

ils vivaient plus bas ne connaissant pas  les     s  il fallait des yeux

veufs mille fois empoussiérés pour voir les vides       s      la ville

partout        et 

1.3.8    .                                                                        [GO 108]

condamné sans entendre    mes poignets usés de corde  tournera

dix fois  le jour  le verrou  vérificateur    et le geôlier  qui versera

le peu de pitance  le brouet clair dans la gamelle ce sera

 

toi ma réplique dans tous mes futurs  nuageux  sans apparence

indécidé  quoique  certain      innombrablement  les  désirs  de  la

mémoire me mêleront aux foisonnements du rêvé

 

car    prisonnier  j’aurai  perdu   tant  d’attributs  de  l’homme   la

marche   la douleur   la surprise   la pensée   sinon quand mimant

sur commande les gestes joués déjà

 

je  referai pour  toi   quelqu’un  des  parcours  qui m’occupent  et

je  n’aurai  pas  assez de  ciel qu’il ne s’efface     et tu n’auras pas

assez d’un mot qu’il ne soit de toi

 

1.3.9     o                                                                         [GO 122]

j’ai vu mille morts et le seul mort c’est moi  reins raidis sous une

échelle  enneigée    bouche  violacée  sur  le  tapis  soudain  rongé

d’une braise perdant mon corps   perdant la boue et la chaleur

parfois    vous m‘accrochez de votre gaffe dans l’eau

 

mort  j’ai  trempé  dans  tous  les  godets  du  temps  bu ses bières

sous les tables  troqué de sa jeunesse  au bal de la feuille rouge de

l’étamine       dans mes os  de cidre  je sens      vieillir mes herbes

vieillir en poudre les pas plus rares sur ma tête

 

à  quoi  bon  opposer  au  monde  une  morale inchangée   une vie

malléable un courage réticent   et ne lutter jamais que forcé dans

son cœur à quoi bon

 

j’ai été mort de tous temps     j’en ai porté tous les masques

grimaçant s’il fallait    tranquille s’il fallait   sinon   comment

aurais-je su mourir ?

1.3.10   .

 

 

 

 

                                        blanc

 

 

 

1.3.11     o                                                                       [GO 126]

le ciel joint a mouvement    et les ans  ont mouvement sur l’échi-

quier les tours déjà bougées  ce que les yeux ne saisiront qu’avec

retard capables du guet continu des signes jamais

 

car  la  moins  diamant  des  couleurs  quand   elle goutte comme

ivresse d’acide sur la craie    c’est le bond des étoiles perçu avec

fol retard    un coup d’aurore crié qui défoncera le noir

 

ainsi de l’âge  avec  plus là sans recours  sans l’illusion de matins

qui  s’aperçoivent  sur la  spirale  ou  deux saisons de même  nom

que nous disons se ressembler

 

  l’ombre qui va droit  qui nous engouffre  les yeux encore chauds

du  soleil    nous  entrons  dans l a zone  du  soir  vécu    sous  nos

paupières persistent les vagues colorées

1.3.12    .                                                                    [GO 132]

à la fin oublie l’enfance ses oreilles de chien les jeux de cinquante

deux images qui se répètent       toute expérience n’est que  miette

dans la mandibule énorme qui nous happe pourquoi       marcher

à reculons retourne toi  il n’ y a rien

 

devant  sinon un pouce d’espace  qui se fige  à mesure que nous

l’abordons on dit l’avenir   et certains voient une plaine d’autres

pas  c’est une question peu soluble à laquelle nous savons donner

de belles réponses funambulesques : premiers pas dans le presque

sûr  qui  deviendra  vite  le  sûrement  ensuite  je  ne  sais  qui  ne

deviendra pas moins certain

 

les heures nous avalent l’une après l’autre     on ne s’attardera pas

dans les parages  on attendra  que l’écorce  se grave  d’elle-même

sur le canif     qui  saurait  patienter  autrement     les  lendemains

s’accrochent comme limailles

 

chacun  est  emporté  parallèlement   tu regardes  tu regardes tant

que tu mourras  de  rire    trottoirs    allumettes    pioches   savons

planches monnaies    se voilent  s’oblitèrent  s’effilochent  s’em-

buent   se délitent

 

1.3.13     o                                                                       [GO 104]

 

le mieux serait de changer de lumière de vivre dans l’œil de deux

grains  de  sable  qui s’écartent     d’être  un  seul  banc  vert dans

plutôt  le  désert  printemps central     à  toujours  cinq  heures  du

matin

 

le mieux    si  du moins  il peut exister un mieux pour l’approfon-

dissement  du  désert  toujours  le  même       (autruche rapetissée

jusqu’à  être  l’œuf  du  pigeon    ou  goutte  d’eau  étirée  jusqu’à

l’infinitude du rail)

 

le mieux serait alors résolument immobile  fixer la pierre quand

elle trempe l’acier de l’eau      (une bouche va s’ouvrir et vibrer

jusqu’au désordre)

 

si l’on pouvait aliéné absolu    durer    prendre pied en un point

comme Loth pétrifié dans trois mémoires de sel blanc  

 1.3.14   .

 

 

 

 

                                        blanc

 

 

 

1.3.15     o                                                                       [GO 120]

ce  sera  comme  si  le  flot  devenait  immobile     avec ses lèvres

retroussées son air de cavernes sous les feuilles de figuier dressées

violettes   les vagues l’écume   pour la première fois occupant une

place précise immuable dans les airs et le bruit     s’il existait pour

les bruits aussi quelque indicateur coloré

 

buvard ou ruban    ou toile s’incurvait    interrompu  au rasoir à la

marque  du  temps  zéro  ce  sera    de  plus  en  plus  sombre  une

lumière  qui  ne  change  plus     image  sans  fin  reproduite  mais

trop rapidement pour la scansion grossière des sens

 

immobile  ce  sera  peut-être  oscillant  un  peu  sur  le pivot d’un

présent  perpétué    une plage kilométrique  enfin  sensible  à nos

empreintes incapables derrière nous d’effacements balais chique-

naudes gommes

 

ne pouvant blanchir de soleil les crêtes d’un château de sable  ce

sera la mort victorieusement     le gel de tous les mouvements du

monde    l’arrêt des heures qui se mêlent sauf les nôtres   ce sera

la vendange et la possession

1.3.16  .                                                                      [GO 106]

alors le temps se tient lointain  et les yeux plus noirs passent du

jour à moins de jour  en brillant    plus noirs    dans la spirale du

sombre qui s’ajoute sombre   au départ d’une lumière de gouttes

noires

 

alors  moi qui regarde je me sens  de la fumée  un peu  de  fumée

sur la face opaque du carreau   une  mince  fumée  entre  les yeux

et le noir   très bleu  de la nuit nourrice du sombre

 

car je ne suis pas  le temps lointain où s’assombrit l’air du soir les

yeux  prenant  un autre noir  fait pour le sombre   fait pour le bleu

un noir qui mue

 

et  je  ne  suis  pas  non  plus    ce que les yeux dans le noir  noirs

verront ni que verra   si elle voit  la nuit  si je me tourne vers elle

comme elle aussi   les yeux sombres

 

1.3.17     o                                                                       [GO 110]

ce n’est pas vrai   je mens    tout est faux   il n’y a rien  en arrière

    je ne suis pas du monde   je ne suis pas non plus du monde que

j’étais    je ne vis pas    un mort me glace   le vécu   j’avance sous

absence   je suis le

 

chapitre  zéro  du  livre     la basse oubliée dans la partition écono-

misant le vide    enchaînant des raisons qui n’assurent rien   je ne

suis même pas retranché je suis nul   dépossédé du don d’échange

 

on  a  conclu  pour  moi  dans  le  même  temps  où  je  posais mon

premier  axiome  blanc  contre  noir    et  la  phrase  roule  où  rien

ne signifie

 

quelque  part  je  ne  vois plus    ou autrement  peut-être  autrement

qui  rendra le  vrai   vrai   le  noir noir  ouvrira  les  yeux  sur  autre

que la mort ?

 1.3.18   .

 

 

 

 

                                        noir

 

 

 

1.4     o                                                                           [GO 124]

 

 

  petit tamis pour pépites petit     petit remous dans la grande eau

blanche    petit    menu foin menus celliers     fontaine devant les

chutes petit cahier où se lira petit morceau de craie petite fable

petit marbre sous petit if taillé bas      petite histoire pauvrement

 

malheur   pas malin  bouche cousue   pauvreté confusion  pierres

   petite  morale  d’agneau  bâté   petits habitants  de  polenta  de

panurgie petits ports d’anchois et d’ail    petite porte des lionnes

à Mycènes

 

pentes de l’or et pentes du vin    petits sous tassés petitement

légère mousse d’un autrement  d’un ailleurs   petit argent de la

jeunesse petit plomb de la fatigue

 

presque  pas   peu à peu    à peine  par hasard    parcelle hôpital

corridor    mots petits    presque-mots    paille   plainte  peureux

petits désastres   petits    petit monde

 

 

,

Editions Gallimard, 1967

Du même auteur :

 « Lettre à Maria Gisborne » (05/12/2015)

∈ (1.0 – 1.2) (05/12/2016)

Un jour de juin (05/12/2017)

∈ (2.1 – 2.1.2) (05/12/19)

Tombeaux de Pétrarque (05/12/2020)

∈ (2.1.3 – 2.1.4) (05/12/2021)

Poème commençant : « l’Arbre le temps... (05/12/2022)

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
108 abonnés