Frédéric-Jacques Temple (1921 - 2020) : Profonds pays (IV)
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Profonds pays
IV
CAR LE NOIR AUSSI EST DE L’OR
Longtemps ce fut la belle terreur
de la mort solaire
Aujourd’hui nous croyons
à la science ordinaire
les méandres de la nuit
sont les voies de la lumière
mais demain je vous le dis
la terre explosera
L’agonie du soleil
s’anime
de funestes clartés
défis à l’arc-en-ciel
Hirsute grogne la marée
des bêtes noires
en toison de brai
Sous l’obsidienne des onglons
les éboulis tintent
L’obscure chevauchée
trouant le bleu du vide
survole Armageddon
sa crinière de jais
ondule autour d’Erèbe
veilleur de l’Achéron
Un lourd silence de bitume
submerge les continents
les fleurs sont mortes
souveraine est l’opaque nuit
Houille des siècles
est la mémoire d’encre
laquée sur la mer close
d’un masque de prélart
Huileuses draperies
des pluies funéraires
sur la béante lacune
de l’orbite abyssale
Un ciel fuligineux
épandra les ténèbres
d’où va naître
la vaste apothéose
des splendides lunes d’ébène
Dans l’abîme sans fond
du sommeil
tombent les rêves
cinéraires
en leurs robes de suie
grivelées d’escarbilles
J’ai vu l’œil invisible
dans le mystère du tombeau
à Mycènes
où l’or est un miroir
funèbre
Avers et revers
noir et feu
le soleil aux deux visages
amasse un trésor
sur son empire
car le noir aussi est de l’or
Infinie paroi de l’univers
peinte d’un seul jet de poix
d’où s’épuisent à germer
des étoiles déjà mortes
ESPOIR
à Jean Carrière
L’espoir fait vivre
proclame résignée
la routine publique
Ce bel espoir serait
l’absolu placebo
de gloire immémoriale
mais un espoir masqué
d’épaisse indifférence
dans la sanglante besogne
du monde à la dérive
Espoir en Dieu
mais si Dieu siégeait
dans la vaine attente
de l’homme ?
D’UNE PEINTURE
à Alain Clément
Dans le verger de la connaissance
l’oiseau triste du paradis
lance des trilles
Les amants réveillés
vibrent d’angoisse
et de jouissance
Dieu se repent-il
là-haut
de ses images ?
L’homme affute un roseau
pour étonner l’oiseau
alors le serpent danse
sur cette mélodie
qui nargue la nature
PREMIER MATIN
Dès le premier matin
les aubes ont fleuri
sur le monde du mystère
dont la voix souveraine
trace d’obscurs chemins
dans les déserts
et les amazones
de la vie
MEMOIRE LOURDE
Un enfant me suit
qui me précède
triste et joyeux
de mémoire lourde
essaim fabuleux
des années gagnées
et perdues
UTOPIE
Un jour nous partirions
en quête d’un territoire
où n’entendre que la rumeur
du monde en transparence
sourdine des âges pétrifiés
Dans les ruines d’un monastère
nous chanterions les hymnes
d’un trentain pour tous les morts
des terribles batailles
en caressant du doigt les orles
des beaux chapiteaux vaincus
FEMMES
Femme
enceinte
des heurs et des malheurs
du monde
femme
aux seins lourds
tendue
vers l’invisible
origine
femme
au regard
de Sybille
interrogeant
les siècles
femme
qui rêve peut-être
à la lune noyée
ou au soleil
triomphant de la nuit
femme
double visage
aux ardentes lueurs
femme solaire
en liesse nocturne
femme qui joue
rêveuse aussi
femme qui danse
grave à jamais
femme dans l’ombre
de la lune
son miroir
OISEAU
Oiseau
doux enfant
de mes rêves
je te porte en moi
comme une promesse
qui m’étreint en silence
que je berce
UNE PHOTO JAUNIE
Cet enfant que j’étais
de si courte mémoire
me reconnaîtrait-il
dans cet arbre chenu
lourd du lichen des ans
que je suis devenu
s’il sortait à l’instant
où jadis l’a figé
la magie d’un déclic
FAIT DIVERS
Morceau d’aluminium
au fond d’un tiroir
relique lointaine
du Spad numéro trois
l’avion de mon père
orné d’une lune
et d’un chat
noirs
abattu à Château-Thierry
voilà quatre-vingt dix ans
2007
Profonds pays
Editions Obsidiane, 89500 Bussy-le-Repos, 2011
Du même auteur :
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Profonds pays (II) (15/05/2018)
Westbound (14/05/2019)
Thessalonique (15/05/2020)
Northbound (01/11/2020)
Sud (15/05/2021)
Profonds pays (I) (01/11/2021)
Profonds pays (III) (15/05/2022)
Caravane (15/05/2023)