Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
15 mai 2024

Frédéric-Jacques Temple (1921 - 2020) : Profonds pays (IV)

 

Créateur : SYLVAIN THOMAS Crédits : AFP

 

Profonds pays

 

IV

 

CAR LE NOIR AUSSI EST DE L’OR

 

Longtemps ce fut la belle terreur

de la mort solaire

 

Aujourd’hui nous croyons

à la science ordinaire

les méandres de la nuit

sont les voies de la lumière

mais demain je vous le dis

la terre explosera

 

L’agonie du soleil

s’anime

de funestes clartés

défis à l’arc-en-ciel

 

Hirsute grogne la marée

des bêtes noires

en toison de brai

 

Sous l’obsidienne des onglons

les éboulis tintent

 

L’obscure chevauchée

trouant le bleu du vide

survole Armageddon

sa crinière de jais

ondule autour d’Erèbe

veilleur de l’Achéron

 

Un lourd silence de bitume

submerge les continents

les fleurs sont mortes

souveraine est l’opaque nuit

 

Houille des siècles

est la mémoire d’encre

laquée sur la mer close

d’un masque de prélart

 

Huileuses draperies

des pluies funéraires

sur la béante lacune

de l’orbite abyssale

 

Un ciel fuligineux

épandra les ténèbres

d’où va naître

la vaste apothéose

des splendides lunes d’ébène

 

Dans l’abîme sans fond

du sommeil

tombent les rêves

cinéraires

en leurs robes de suie

grivelées d’escarbilles

 

J’ai vu l’œil invisible

dans le mystère du tombeau

à Mycènes

où l’or est un miroir

funèbre

 

Avers et revers

noir et feu

le soleil aux deux visages

amasse un trésor

sur son empire

car le noir aussi est de l’or

 

Infinie paroi de l’univers

peinte d’un seul jet de poix

d’où s’épuisent à germer

des étoiles déjà mortes

 

ESPOIR

à Jean Carrière

L’espoir fait vivre

proclame résignée

la routine publique

 

Ce bel espoir serait

l’absolu placebo

de gloire immémoriale

mais un espoir masqué

d’épaisse indifférence

dans la sanglante besogne

du monde à la dérive

 

Espoir en Dieu

mais si Dieu siégeait

dans la vaine attente

de l’homme ?

 

D’UNE PEINTURE

à Alain Clément

Dans le verger de la connaissance

l’oiseau triste du paradis

lance des trilles

 

Les amants réveillés

vibrent d’angoisse

et de jouissance

 

Dieu se repent-il

là-haut

de ses images ?

 

L’homme affute un roseau

pour étonner l’oiseau

alors le serpent danse

sur cette mélodie

qui nargue la nature

 

PREMIER MATIN

Dès le premier matin

les aubes ont fleuri

sur le monde du mystère

dont la voix souveraine

trace d’obscurs chemins

dans les déserts

et les amazones

de la vie

 

MEMOIRE LOURDE

Un enfant me suit

qui me précède

triste et joyeux

de mémoire lourde

essaim fabuleux

des années gagnées

et perdues

 

UTOPIE

Un jour nous partirions

en quête d’un territoire

où n’entendre que la rumeur

du monde en transparence

sourdine des âges pétrifiés

 

Dans les ruines d’un monastère

nous chanterions les hymnes

d’un trentain pour tous les morts

des terribles batailles

en caressant du doigt les orles

des beaux chapiteaux vaincus

 

FEMMES

Femme

enceinte

des heurs et des malheurs

du monde

 

femme

aux seins lourds

tendue

vers l’invisible

origine

 

femme

au regard

de Sybille

interrogeant

les siècles

 

femme

qui rêve peut-être

à la lune noyée

ou au soleil

triomphant de la nuit

 

femme

double visage

aux ardentes lueurs

 

femme solaire

en liesse nocturne

 

femme qui joue

rêveuse aussi

 

femme qui danse

grave à jamais

 

femme dans l’ombre

de la lune

son miroir

 

OISEAU

Oiseau

doux enfant

de mes rêves

je te porte en moi

comme une promesse

qui m’étreint en silence

que je berce

 

UNE PHOTO JAUNIE

Cet enfant que j’étais

de si courte mémoire

me reconnaîtrait-il

dans cet arbre chenu

lourd du lichen des ans

que je suis devenu

s’il sortait à l’instant

où jadis l’a figé

la magie d’un déclic

 

FAIT DIVERS

Morceau d’aluminium

au fond d’un tiroir

relique lointaine

du Spad numéro trois

l’avion de mon père

orné d’une lune

et d’un chat

noirs

abattu à Château-Thierry

voilà quatre-vingt dix ans

                                                     2007

 

 

Profonds pays

Editions Obsidiane, 89500 Bussy-le-Repos, 2011

Du même auteur :

La prison de Socrate (13/10/2014)

Un long voyage (13/10/2015)

Profonds pays (II) (15/05/2018)

Westbound (14/05/2019)

Thessalonique (15/05/2020)

Northbound (01/11/2020)

Sud (15/05/2021)

Profonds pays (I) (01/11/2021)

Profonds pays (III) (15/05/2022)

Caravane (15/05/2023)

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
108 abonnés