Jean -Paul de Dadelsen (1903 – 1957) : Jonas II. Fragments
Jonas
[Fragments]
1
[BENEDICTION]
« Je, dit cette jeune femme, n’aime pas les histoires de draps »,
Alors qu’on lui soumettait une nouvelle
pourtant ô composée artistement
et même le grand époux écrivain (bon gars au demeurant)
concéda qu’il y avait des phrases dignes vraiment d’un sort meilleur
(i.e. = dignes d’un sujet plus grimpé, comme
la difficulté qu’il y a assurément d’être homme,
les ennuis qu’on a avec les gens peu gentils, etc.)
Et la comtesse aussi, ô pourtant exquisement si femme, et qui trouvait
dans « Bach en automne » un « immense talent »,
Eh bien, elle n’aimait, mais pas du tout, que même en termes choisis
on descendît au-dessous du nombril
(c’est à se demander parfois comment-y
font les gens de goût pour avoir une descendance)
( - et vous verrez si ce pouâme pourtant était d’une
considérable élévation je ne dis pas seulement de sentiment
mais idem d’écriture
parce que de temps en temps mine de rien je vous en glisse
un passage dans le présent écrit, comme j’ai fait déjà à la
page x – et entre nous, c’était pas beau ?)
Elevé. Elévation.
Moi, je croyais avoir entendu assurer que
Dieu n’avait ni largeur ni hauteur, ni haut ni bas,
était pareillement absent pareillement présent dans les
lieux supérieurs, lieux inférieurs,
Moi je croyais que
Dieu est censé avoir créé le monde
(il est vrai que j’ai toujours été peu doué en théologie et qu’à
ce que me disent les petits barthiens jamais je n’aurais pu seulement devenir
bach. théol.).
mais enfin
as quite explicitly stated in the Nicean creed (et comme
le savent même les discophiles possesseurs de la
« Missa solemnis », du père Ludwig).
Moi je croyais que la chrétienté croit en Dieu
« OMNIPOTENTEM » (dont le pouvoir plonge)
au-dessous du nombril jusque dans laTerre femelle)
« FACTOREM COELI ET TERRAE,
« VISIBILIUM OMNIUM – tout ce qui est montré, exhibé, dévoilé,
et Dieu sait s’il y a peu souvent de quoi se pâmer ! -
« ET INVISIBILIUM » :
tout ce qui est dissimulé, fût-ce au profond du cœur.
Moi, je croyais que c’était clair,
comme avaient dit les Messeigneurs du Concile,
« Orpheus is, after all,
note l’éminent critique musical
« essentially a castrato part ».
Mais sommes-nous des enchanteurs ou des magiciens
ou des fées ?
Jean-Baptiste Vianney, curé d’Ars en Bourgogne
s’il fut chaste, pour apporter plus d’énergie à cette
immense flamme dont il brûlait,
est-ce à dire qu’il n’eût pu, aussi bien,
être taureau de village ?
Jeanne, la Pucelle, depuis quand sait-on qu’elle était brehaigne ?
Un castrat, qui dit qu’il est chaste ?
Est-ce un homme (vide les précautions pendant les conclaves).
Or plus loin, même texte,
en ce passage auquel on met genou en terre
« ET HOMO FACTUS EST ».
Où est ici Orphée ? Et quarante jours
dans le désert sont-ils, fût-ce chez le plus
pauvre Bédouin, preuve d’impuissance ?
Qui parle ici de misère localisée au-dessous ou au-dessus du nombril ?
Ô présomptueux ! c’est notre situation tout entière
qui est ici assumée dans sa nécessaire misère spirituelle,
Ô orgueilleuse ! qui croyez qu’en concédant
quelque misère au-dessous de vos nombrils
( der Apotheker hat vorzügliche Erzeugnisse)
vous maintenez du moins au-dessus du bedon,
ô de haut vol la distinction d’une belle âme !
Misère des pieds à la tête
en progression géométrique en montant vers la tête,
et toute maladie n’est-elle pas
le stigmate de quelque trouble spirituel ?
Maître que je ne nomme pas
ô douceur, ô orientale indifférence
et en tant qu’homme pensant en mots humains, ô sagesse
ô indifférence aux détails épidermiques
- Israël, « incirconcis de cœur » -
jamais un mot concernant la misère de Marthe ou
Madeleine.
« ET HOMO FACTUS EST »
du fond de la fosse profonde et marine
- poissons aveuglés et plats –
- spirituellement ne sommes-nous pas
aussi profondément éloignés de la surface
que les grands fonds antihimalayens des Philippines,
et pour le nageur remontant à la surface
l’épreuve terrible de la décompression –
du fond de la fosse émergé,
les pieds glauques et verts
la tête solaire
une auréole insoutenable de substance en fusion.
Le Maître voit Madeleine et la connaît de part en part
et ne la rejette pas, ne rejette rien d’elle
VISIBILIUM ET INVISIBILIUM (au plus profond du cœur incirconcis)
OMNIUM FACTOREM.
Il y a beaucoup à dire, en mots humains, de ce temps, de ce lieu,
« pour ou contre » le Maître, mais certainement pas qu’il était
calotin.
le niveau de la mer spirituelle, qui dit
que c’est le niveau du nombril ?
Ange au-dessus, bête au-dessous ?
Et qui dit que notre corps mental est plus lavé que la
porcherie de Circé ?
« J’aime, dit cet homme de goût, ma mère. »
Mais aime-t-il la misère de sa mère ?
Et si ta mère, étant infirme,
n’ayant plus rien dans ses os qu’un peu de
calcium ramolli
parce qu’elle t’a donné les minéraux précieux de sa jeunesse
pour faire les dents de ta gloutonnerie
et les muqueuses de ta lubricité
diras-tu que l’infirmière apporte le bassin,
et si ta mère meurt
diras-tu qu’une servante l’habille comme il est convenable dans sa
plus belle robe de dimanche et fêtes ?
Ô présomptueux, qui dit misère,
voici les petites sœurs des pauvres
et Messire Vincent de Paul
voici ce profond amour qui va tout droit sans rien marchander et qui
embrasse l’être tout entier
et l’enfant de 18 ou 68 ans, l’enfant des pauvres,
elle lave le derrière de l’idiot,
elle nettoie le vieil ivrogne égrillard
(le très vieil ivrogne d’Hirsingue, « Petit agneau »
comme il s’appelait lui-même, petit agneau , « Schefala »)
voici cet amour qui ne discute pas avec Dieu
et ne fait pas le critique esthéticien qui trouve
que dans la création, à côté de passages de première force,
il y a de biens regrettables faiblesses.
Ô truie esthétique, qui tolère les araignées, les serpents,
et qui parfois dit merde pour faire moderne,
mais ne saurait souffrir mention des poils du cul !
Jonas, sa mère étant infirme et ancienne, après une vie modeste,
« povrette et ancienne », sa mère lui dit,
timidement et d’une façon oblique,
comme si elle parlait à tante Emma ou cousine Elise,
sa mère, obliquement, lui laissa entendre
que la nuit où elle le conçut elle avait eu un vrai plaisir
ce qui dans nos pays dans ces temps-là n’arrivait après tout
pas si souvent.
Jonas, sa mère étant ancienne et fragile, avancée vers l’autre
rive du fleuve, sa mère lui fit entendre
qu’elle avait eu, à le faire, beaucoup de joie.
Et Jonas, de ce jour, bénit sa mère,
Jonas bénit sa mère,
dans son cœur et ses couilles et ses poumons, ses reins
Jonas bénit sa mère de toute véhémence de
ce corps qu’elle lui avait fait avec joie.
Jonas, dans son cœur, s’adressa à sa mère, les yeux levés et dit :
Mère
je t’aime d’amour, je t’ai toujours aimée, je t’aime à grande joie
(Et quand parfois,
moi qui d’amour avec la férocité de l’amour te voulais
infiniment belle, brillante, fêtée, grande dame, grande actrice,
grande Reine, Fée, infaillible, Reine de mon Ciel d’enfant,
quand parfois plus tard, Mère, ô craintive, distraite,
obtuse, par fatigue, après tant de dons
je m’emportais contre toi, de violent amour déçu
d’un amour d’homme, ô Mère, je cherchais encore
aveuglément et comme un nourrisson ta profonde chaleur).
Ô mère, dit Jonas,
sorti de da baleine et craché sur le rivage,
par la baleine Guerre – et bien entendu
le Dr. Schmalz de Vienne dira que c’est un
clair symbole : baleine. Mais oui, Docteur. On
connaît aussi, on sait ce que parler veut dire)
Ô mère, je t’aime entière sans rien mettre à part,
(et maintenant encore que j’ai appris
à vivre en maints lieux, sans besoin de
tes touchantes idoles, tes richesses saugrenues)
Je te bénis pour les longues heures de ta délivrance
à travers lesquelles encore tu m’aimes de profonde joie !
et Jonas dans son cœur avec sa mère fit sa paix.
(Ô tête d’âne, ô cervelle de goret,
qui crut juger, comprendre. Il y a
beaucoup à dire sur
la femelle de l’espèce humaine, notamment
qu’elle vaut mieux que la plupart des mâles :
plus vraie, plus résonnante, profonde).
1954 -5
2
[PSAUME]
La baleine, dit Jonas, c’est la guerre et son black-out.
La baleine, c’est la ville et ses puits profonds et ses casernes
La baleine, c’est la campagne et son enlisement dans la terre et l’épicerie
et la main morte et le cul mal lavé et l’argent.
La baleine, c’est la société, et ses tabous, et sa vanité, et son ignorance.
La baleine, c’est (dans bien des cas, mes frères, mes sœurs) le mariage.
La baleine, c’est l’amour de soi. Et d’autres choses encore que je vous dirai
Plus tard quand vous serez un peu moins obtus (à partir de la page x).
La baleine, c’est la vie incarnée.
La baleine, c’est la création, en fin de compte superflue, mais indispensable pour cette
expérience gratuite et d’ailleurs quasiment inintelligible.
La baleine est toujours plus loin, plus vaste ; croyez-moi, on n’échappe guère, on échappe
difficilement à la baleine.
La baleine est nécessaire.
Et ne croyez pas que vous allez tout comprendre comme cela d’un coup.
Car enfin,
Bien sûr la guerre est emmerdante
Bien sûr la société
Bien sûr le mariage
Mais on n’a pas encore trouvé d’autre école
De sorte qu’en fin de compte
Il ne reste en dernière analyse, comme cause d’emmerdement
Que l’amour de soi-même.
Car il faut savoir : l’on regarde au-dedans ou au-dehors
(Comme moi quand elle ouvrit la bouche – ou à travers moi).
Ainsi justement : la guerre,
La société, le mariage... il y en
A qui se servent comme
De tremplin pour sauter plus loin qu’eux-mêmes...
3
[CANTIQUE DE JONAS]
Nous avons passé l’âge de nous plaindre ;
De quoi au fait nous plaindrions-nous ?
Il y a beau temps qu’on est sevré de la baleine maternelle.
Nous avons été dans la gueule de la baleine guerre
Et elle nous a recrachés sur le rivage.
Geignards ou glorieux, nous avons passé l’âge.
Moi, dit Jonas, à la fin d’une phrase je mets un point.
Et les majuscules au début de chaque ligne c’est uniquement parce que
Ca fait plutôt joli à l’œil, chaque imprimeur vous dira çà.
Evidemment pour celui qui écoute un autre lui lire ce n’est pas pareil
Et lui ça lui est égal qu’il y ait des majuscules.
Pourtant, Seigneur, - et certes, ce que j’en dis,
Ce n’est pas pour élever ma voix contre l’Eternel.
Plutôt contre moi et pour remâcher ma folie
Dont le goût dans ma bouche qui s’édente est amer.
Contre ma folie et contre ce vide de moi
Qui de moi-même fait comme
Une baleine de vanité, une baudruche de vent.
Mais en l’absence du Seigneur je m’assieds et m’attriste.
De quoi pourtant, de quoi Jonas se plaindrait-il ?
Je suis vivant, dit Jonas, pas très vivant
Puisque l’Esprit si rarement si brièvement me visite
Mais je suis vivant la bouche encore pleine
De mer et des humeurs âcres de la bête
Et pas très remis encore du mal de mer
Mais au total il n’y a pas à dire ça va
Et quand ça ne va pas, on fait aller.
Palmes, dans le ciel vert des oiseaux de passage
Au bord de l’eau, le soir encore brûlant
Echoué sur la côte du Brésil j’ai levé les yeux
et remercie l’Eternel qui me tient dans le creux de sa main.
Ce n’est pas tellement que je m’accuse
Ni d’ailleurs que j’essaye de me justifier.
Quoi ! J’ai peu menti, jamais tué en fait et
Presque jamais en pensée ; pour le reste, c’est entendu,
Flemmard et peloteur et parfois geignard
Personne au total de particulièrement, de bien intéressant.
Ô liquéfaction métaphysique, noyade bouddhique
Ô dispense de composer une personne superflue
Ô lassitude et secret désir d’enfin se perdre pour de bon
Dans les ténèbres internes de quelque baleine définitive.
Sentinelle, dis-nous la fin de la nuit.
Bonne affaire, bon aloi, bonnes fortunes
Bon usage de mon bon droit,
Bon air, bonne à tout faire, bon enfant.
Bonne vie, bonne à rien faire,
Quand ça ne va pas, on fait aller.
Ah ! l’époque est intéressante, notez bien
ah, le moi est intéressant
mais celui qui est établi, celui qui vit dans l’entre-deux
celui qui n’aime assez ni son Moi ni Dieu
celui qui a été craché des ténèbres de la baleine personnelle
sur un rivage vide où il n’a pas su parler à Dieu
celui-là, que fera-t-il ?
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
Oncle Jean (29/10/2017)
La fin du jour (28/10/2018)
Bach en automne (29/10/2019)
Jonas. Invocation liminaire (29/10/2020)
La femme de Loth (04/04/2022)
Itinéraire de Londres à Valparaiso (29/10/2022)
Cinq étapes d’un poème. I – II (04/04/2023)
Cinq étapes d’un poème. III (29/10/2023)