Fadwa Touqâne (1917 – 2003) /فدوى طوقان : Avec les prairies
Avec les prairies
Voici votre fille, ô prairies. Avez-vous
reconnu le bruit de ses pas ?
Elle est revenue vers vous avec le printemps
à la saveur douce, vers vous,
la maison de sa jeunesse.
Elle est revenue vers vous !
Pas de compagnon pour elle
sur les chemins, sinon celui
dont elle porte l’image,
hier comme demain abreuvée de désirs,
sa passion ayant mûri.
Ô prairies déployées au pied des monts,
elle est leur fille comme vous.
Les eaux du Djarzoûm ont abreuvé son cœur,
ont étanché sa soif
avec le vin des images conçues.
Elle a construit sur le vert de la plaine
près des sources
à l’ombre des bosquets,
les étages d’un âme qui s’est ouverte
à tout ce que Nature offre
de libre et de beau.
Une âme délicate que la subtilité salubre
de l’air a affinée,
de concert avec les séductions
des riches coteaux et du feuillage
au creux du val.
Une âme aux sens aiguisés, aux perceptions vives,
aux sentiments brûlés,
passionnée de la beauté, et qui boit d’un trait
le vin des sensations
issu de la vaste source du monde
- tout en restant assoiffée.
Me voici, ô prairies. Je suis venue :
ouvrez-moi un cœur accueillant
embrassez-moi !
Je suis venue appuyer ici ma tête
contre la poitrine compatissante,
prête à me désaltérer sans fin
de cette eau pure du silence
bue à la source de paix.
Là, dans votre giron, je me reposerai,
et soustraite aux regards,
je me noie dans l’onde
de votre immense tendresse !
Là, oui, là, dans l’air ensorcelé
que vous respirez, cet air
favorable aux poètes,
combien de fois ai-je demandé
à la limpidité
de m’accorder la vision
de fantômes purifiés !
Alors, dans l’engourdissement
de l’inspiration,
m’enlaçaient des ailes secrètes qui élevaient mon âme
au-dessus de l’univers des hommes,
au-dessus de toute humanité.
Combien de fois, emportée dans mon élan,
ai-je guetté l’apparition première
de la fine lame de lune,
astre solitaire, sur lequel les nuages tiraient
leurs rideaux transparents !
Ses rêves argentés s’épandaient sur l’horizon ténu
en nappes blanches, pures,
à l’unisson de mes rêves,
fantômes volatils !
Combien de fois mon cœur, ô prairies,
a pris soin de l’Etoile
tremblotante du Berger,
annonciatrice au ciel de ses compagnes et dirigeant
ses pas vers l’horizon lointain !
Comme vous avec moi elle se penchait pour saisir
le silence profond.
Et nous nous fondions ensemble, en le pénétrant,
dans un flux de vie sereine,
nous unifiant en lui.
Ô que je souhaiterais m’anéantir là,
dans la plaine,
cette plaine qui vient toucher
le pied de la montagne...
là, dans l’herbe verte, entre ces blancs rochers,
sur la plage lointaine...
dans l’Etoile du matin qui scintille là-bas,
dans la lune solitaire...
Ô que je souhaiterais m’anéantir,
selon mon désir,
en tout ce qui existe !
Traduit de l’arabe par René R. Khawam
in, « La poésie arabe des origines à nos jours »
Editions Phébus, 1995