Franck Venaille (1936 - 2018) : « Et ne sachant pas vivre »
« Et ne sachant pas vivre »
EN SORTANT D’UN HOTEL
j’ai froid J’ai peur Et ne sais plus prier
Autour de moi j’envie ces familles
Qui achètent des gâteaux
avec un joli nœud Le dimanche matin -
I
AU PETIT MATIN
On n’en guérissait pas des blessures anciennes
des plaies qui se rouvraient
sous les mains des petites
Tu es triste pourquoi es-tu si triste ?
et le jour s’annonçait sur notre désarroi
sur notre solitude
On se levait On se lavait
on pensait à sa vie dérisoire
à toutes nous demandions d’être un instant notre mère
de nous serrer
de chanter pour nous endormir
d’avoir un peu de pitié
et de nous abriter dans leur ventre
On avait du mal à se parer des coups
du souvenir, des aubes banales
où chacun repart, où l’on refait le lit
Nous voici moite Nous voici las
les larmes au bord des yeux
mais elles enferment leurs seins dans leurs cages blanches
et nous confient les clés
Elles ouvrent le transistor
et se refont les yeux – leurs fesses tiendraient dans un mouchoir –
puis on remonte la fermeture de leur robe
on leur dit que ce n’est pas cela la vie
qu’il y a autre chose
mais qu’on nous l’a volé
Alors pour nous faire taire
elles nous bâillonnent avec leurs lèvres moins nues
pourtant que la non espérance -
II
Je n’eus pas même le temps de désirer ses jambes qu’elles galopaient déjà sous
ma bouchetandis qu’elle gémissait, la bave du plaisir aux naseaux Quatre jours
nous fûmes unis comme le cavalier à sa chevale m’arrêtant le temps de la faire
boire, changeant d’hôtel comme de harnachement, lui essuyant les flancs Nous
courûmes les routes la fièvre nous précédait et réchauffait le lit Le dernier soir
j’avais brisé toute la porcelaine de sa vie.Toutes ses statuettes Tous ses cristaux
Mon dieu je revins un peu plus meurtri. Ce dont les autres cavaliers se vantent
me déchire –
III
Elle est un peu folle. Je retrouve ses culottes dans mes livres le sceau de sa bouche
marque mon oreiller, mais ses robes et ses pulls, fleurs d’un été souverain, ravagent
le pré tranquille de l’appartement qui dérive. Encore une que j’appelle par ton nom.
Je fais l’amour avec toi par hanches, lèvres, coudes et cuisses interposés. Le sait-elle ?
Comment le saurait-elle ? Elle n’aime pas ce que nous aimons et me laisse jouer au
libertin moi qui le suis si peu (mes blessures, heureusement, sont invisibles d’elle).
Toi tu les connais. Tu les ranimes. L’amour meurtri balaie pourtant Judith aux yeux
baissés -
IV
nous nous souvenons des étés
nous savons les décrire
parfois même des vêtements de femmes
nous brûlent encore les yeux
comme ils le firent déjà sur les plages
dans de modestes chambres
tous rideaux tirés
avant la grande solitude du corps à corps
et ce froid du désir foudroyé
sournoises et fulgurantes prémices de notre mort –
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L’apprenti foudroyé
P.J. Oswald éditeur, 1969
Du même auteur :
la tête contre la vitre… » (26/02/2016)
« Ainsi nous portons tous… » (26/02/2017)
« Le marcheur d’eau… » (26/02/2018)
Cantos (07/09/2019)
« Malade à en vomir des pierres... » (16/09/2022)
C'était bon d'avoir trente ans... » (16/09/2023)
Au petit matin (16/09/2024)